Marcel Proust

A/ LA PRESENCE ABSENCE


On lit dans la Recherche un travail d'йpuration du souvenir oщ se manifeste le dйsir de "donner а voir" en donnant du sens. Une dйception originelle face а la fugacitй de tout conduit en effet а une nйcessitй de "transvasement" de l'йcrivain tout entier dans son oeuvre. Souffrant de frustrations et de blessures sordides, PROUST cherche la joie de dйcouvrir une loi gйnйrale qui gouverne les кtres et les choses. Il s'oppose а un "temps perdu" qu'il йrige en esthйtique. Il rend le monde а une vйritй de simulacre. Dans la Recherche, tout est comme picturalement reprйsentй, selon le paradoxe d'un "prйsence absence" : tout y est absent et prйsent, mise а mort, mais "transmuй" et ressuscitй par l'artiste. Maurice BLANCHOT parle au sujet de l'expйrience proustienne d'un "vide toujours en devenir"1.
PROUST met le monde а mort, mais il y incorpore sa chair. C'est une volontй obsessionnelle de rйcupйrer une "prйsence а" - en mкme temps qu'un renoncement nйcessaire -. Jusqu'а l'excиs, il boursoufle d'imaginaire et de sens. Il redonne vie au "fugace" d'une expйrience en lui confйrant une vйritй nouvelle, plus apaisante.


L'йcriture proustienne est ainsi proche d'un certain mйcanisme pictural de cйlйbration d'un "manque а". Mais, une obsession de la "mise en image" par la convocation directe de chefs-d'oeuvre picturaux fait se dйrober la peinture comme rйfйrant dans le discours proustien. Se dйveloppe en effet un systиme subversif de production du visible.



1. Les "Natures Mortes"


a. Le "presque rien" ou la question de la reprйsentation


PROUST aime а associer les "petits riens" et le temps. Le temps, c'est un village, la poussiиre, l'herbe, les gouttes... Il rйpиte incessamment ces "petits riens" puйrils qui appartiennent а un "autrefois". Ce sont des "natures mortes", minuscules gerbes d'un vйcu. Il se complaоt dans la description d'une fleur, d'un jour de la vie, d'un vue d'eau qui contient l'obscuritй du soleil...presque rien, sur la ligne de crкte de l'instant. Il s'attache ainsi, infiniment et amoureusement, а une somme d'objets banals qui semblent dйlivrer une йnigme. La nature en eux s'est immobilisйe. Ils sont en quelque sorte а l'йtat de cadavre dans la Recherche : c'est le caractиre pathйtique de la "nature morte" que d'йvoquer les choses qui ont vйcu. C'est une "mise au tombeau" d'un temps fugace et infinitйsimal sur lequel il pose la question d'une possible reprйsentation.




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1. Maurice BLANCHOT : L'Expйrience de PROUST dans Le livre а venir - 1959 P23

PROUST cherche а ouvrir un autre espace de communication, au-delа du visible. Il cherche а recueillir dans l'objet une essence permanente au-delа de la vie inerte et pйrissable, au-delа de la viduitй du monde. Il est а l'affыt de ces instants de fraоcheur rйsonnante oщ s'offre quelque chose de pur et de dйsincarnй1(Prйface de proust а CSB P309).


"La matiиrede nos livres, la substance de nos phrases doit кtre immatйrielle, non pas prise telle quelle dans la rйalitй, mais nos phrases elles-mкmes, et les йpisodes doivent кtre faits de la substance transparente de nos minutes les meilleures, oщ nous sommes hors de la rйalitй et du prйsent. C'est de ces gouttes de lumiиre cimentйe que sont le style et la fable d'un livre".


Contre la solitude et l'absence, il s'agit d'opposer la prйgnance d'une cadence, d'une prйsence. Il se veut l'interprиte d'une splendeur sensuelle du monde. Devant les aubйpines, il perзoit des jeunes filles. Il veut reproduire le mouvement de leur efflorescence. Il serait proche d'un RENOIR, RUBENS ou FRAGONARD dans cette volontй de reprйsenter la vie dans le jaillissement de l'instant. Alors que les choses sont emportйes dans le flux incessant du temps, soumises au mouvement, transformйes а chaque seconde par les jeux de lumiиre, il fixe un temps "pur" de l'objet. Il rejoint les peintres de la "nature morte" qui, de "BRUEGHEL а SOUTINE" considиrent les spectacles les plus mйdiocres de la vie quotidienne dйgagйs de l'instant. Le Narrateur semble constamment reproduire cette posture du peintre qui, affrontant le silence, recueille de l'objet une vibration, un rythme vital, une rйsonance comme devant les arbres d'Hudimesnil, pour le figer dans un temps autre plus approfondi. Les objets ont une face insolite. Il rкve cet espace de manque et de sйparation. Face aux aubйpines de l'йglise de Combray oщ il pressent un murmure1 :


"Malgrй la silencieuse immobilitй des aubйpines, cette intermittente odeur йtait comme le murmure de leur vie intense dont l'autel vibrait ainsi qu'une haie agreste visitйe par de vivantes antennes".


Le Narrateur tente toujours de saisir les choses dans un instant de sublimitй oщ elles offrent un soudain sentiment de mystиre. Il veut se montrer fidиle а cette conception picturale de la "nature morte" dont la fonction rйelle dйlaisse l'objet pour s'йchapper dans le regard. Il pressent une musique latente et fйconde du monde, qui se prolonge en soi. Il veut capter les tremblements, les frйmissements invisibles, aux marges du dicible, du reprйsentable et de l'inachevй. Il rejoint la philosophie du "presque rien "de JANKELEVITCH 3 ( Le Je-ne-sais-quoi et le Presque rien JANKELEVITCH:


"Il n'y a rien de si prйcieux que ce temps de notre vie, cette matinйe infinitйsimale, cette fine pointe imperceptible dans le firmament de l'йternitй, ce minuscule printemps qui ne sera qu'une fois, et puis jamais plus".


A Combray, il cherche l'йmerveillement de s'attacher aux petites choses, а la plus mince pelure du monde, la plus mince, mais en fait la plus substantielle, la plus lourde de secret. Il se laisse impressionner et s'abandonne а son instinct.


"Bien en dehors de toutes prйoccupations littйraires et ne s'y attachant en rien, tout d'un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l'odeur d'un chemin me faisaient arrкter par un plaisir particulier qu'ils me donnaient, et aussi parce qu'ils avaient l'air de cacher au-delа de ce que je voyais quelque chose qu'ils m'incitaient а venir prendre et que, malgrй mes efforts, je n'arrivais pas а dйcouvrir".2


PROUST/Narrateur dйveloppe une sorte de rйflexion crйatrice. Il йvoque des choses extrкmement anodines, mais il les considиre comme s'il pouvait en faire йmaner des signes а dйchiffrer. Il n'a pas de goыt pour les rйalitйs solides, il ne recherche pas les contours rassurants de la matiиre, mais il a le dйsir de nous reprйsenter le monde comme ayant une "interface". Il manifeste la volontй d'une union entre le langage et le revers du visible. La Recherche commйmore bien davantage le souvenir de jouissances face а l'insaisissable mystиre des petits objets que le souvenir des objets eux-mкmes. Dans les plis des longues phrases proustiennes, l'on pressent constamment cette attirance pour les profondeurs secrиtes, pour ces sentiments d'кtre en trop" des choses. Elles produisent des sensations fameuses : le goыt de la madeleine, la vue d'un clocher, des arbres, la douceur d'une petite phrase musicale indiquent une densitй йtrange. Contemporain de cette musique de l'insaisissable chez



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1. P291 CS
2. P292 CS

DEBUSSY, de la philosophie du mouvant chez BERGSON, PROUST aurait le dйsir de reprйsentation de ce qui est insaisissable. Ill s'attache а ce que l'objet offre d' irreprйsentable, de surplus et d'excйdent. Le Narrateur saisit la beautй inquiйtante d'une minute entre vide et dйploiement poйtique d'une palpitation :


"Je restais lа, immobile, а regarder, а respirer, а tвcher d'aller avec ma pensйe au-delа de l'image ou de l'odeur (...). Je m'attachais а me rappeler exactement la ligne d'un toit, la nuance d'une pierre qui, sans que je puisse comprendre pourquoi, m'avaient semblй pleines, prкtes а s'entrouvrir, а me livrer ce dont elles n'йtaient qu'un couvercle".1


Le Narrateur scrute les petites nuances des lignes et des formes qui semblent contenir un secret. Il cherche une jouissance dans une quкte de signes qui sont en fait absents, comme si la perception de la rйalitй dйcevait, qu'il fallait aller plus loin, au-delа d'un "manque а". Dans le paysage proustien, on retrouve ce "quelque chose de flottant et d'atmosphйrique" des oeuvres de REMBRANDT 2. Une йpaisseur vient а la surface, s'y tient а l'йtat de souffle, d'йvaporation, s'unissant а l'apparence. La Recherche fonctionne selon un mйcanisme de "cachй" et de dйvoilement : une apparence dissimule et rйvиle un "en-dessous". C'est le propre de tout tableau : une surface et un "au-delа" de celle-ci qui se rкve. Jean-Pierre RICHARD nous montre cette thйвtralitй du sens proustien dans son ouvrage sur PROUST et le Monde Sensible 3 :


"L'espace de signification s'y dйfinit rкveusement selon une relation d'englobement, dans le rapport nouveau du dedans et du dehors, d'un centre et d'un autour : le signifiй s'y englobe, s'y recueille".





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1. P292 CS
2. P ? CS3. Jean-Pierre RICHARD : PROUST et le monde sensible - 1974 Points P177 (2.I)
considиrent les spectacles les plus mйdiocres de la vie quotidienne dйgagйs de l'instant, approfondis. Il n'hйsite pas а inscrire son art dans la reprйsentation du quotidien, y compris dans ses йlйments les plus triviaux, les plus usuels, attentif а la lumiиre, а la couleur, aux mouvements imperceptibles et aux infimes oscillations. A Balbec, entourй des jeunes filles, le Narrateur s'йmerveille devant une table garnie1 :



"J'aimais comme quelque chose de poйtique, le geste interrompu des couteaux, encore de travers, la rondeur bombйe d'une serviette dйfaite oщ le soleil intercale un morceau de velours jaune (...) J'essayais de trouver la beautй lа oщ je m'йtais figurй qu'elle fut dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des natures mortes".


Attentif а cette extrкme modestie des objets, il produit un ensemble "trиs CHARDIN", dont il a si souvent contemplй La Raie au Louvre2. A son instar, il cherche les apparitions, les йclaircies а la surface des matiиres pour exalter la vie des objets et y dйcouvrir un univers infini. CHARDIN lui aurait communiquй un regard :


"Quand on a vu CHARDIN, non seulement on voit la beautй d'un repas bourgeois, mais on voit que la poйsie n'est que dans les repas bourgeois".


CHARDIN peint l'objet car il est ce qu'il y a de plus intime, de plus profond pour lui. Il le peuple de pensйes personnelles. De la mкme facзon, l'objet proustien se fait "sanctuaire" d'une intimitй vйcue. Il saisit le ravissement de ce que fut un instant de regard. Il cherche а le fixer, le figer dans une re-prйsentation, mais celle-ci est fidиle а une volontй proustienne d'expansion du visible, comme dans la transcription picturale. Il insuffle la vie, dans le spectacle inerte de couverts, par le biais de la mйtaphore. Les verbes s'activent : "le soleil intercale un morceau de velours jaune...", il parle de "geste" des couteaux, de dйplacement, de mouvement...C'est un rкve de dйbordement et de saturation des matiиres. Tout est fertilisй, c'est une йcriture creusante qui gonflle les matiиres.

Ainsi, la littйrature proustienne cherche des descriptions qui seraient une sorte de "mise en image" d'objets insignifiants, mais pour y contempler ce qui se prolonge, puis se dйrobe en nous. Par l'intermйdiaire des objets, il est а l'affыt de traces d'une expйrience personnelle. Trace de ce qui pouvait кtre considйrй comme impropable, trace de ce qui pouvait tomber dans l'oubli. La madeleine engendre une sensation analogue а une sensation dйjа inscrite dans le corps qui est trace d'un vйcu. Son oeuvre s'incline non au coeur des objets inertes, mais au coeur de lui-mкme. La beautй n'est pas dans les objets car elle ne serait pas si profonde, si mystйrieuse. Les objets ne sont rien par eux-mкmes; ils ne sont que des objets creux dont la lumiиre est l'expression changeante. PROUST reprйsente les choses insufflйes d'une йnergie vitale de l'artiste. C'est un dйsir d'images" dans leur complexitй. En peinture, les images sont toujours un sens qui hante, qui plane, toujours en expansion, toujours contenu dans la toile et vers lequel on tend. Toute reprйsentation renvoie а la rйalitй, mais aussi а ses йlйments les plus volatiles. Elle recиle du non-vu. C'est un dйsir d'images qui rayonne de sens. A Combray, le narrateur aimait le jeu des images de la lanterne magique qui se substituaient а l'opacitй des murs en fixant des contes fugitifs. La lanterne projetait l'image de Golo sur le bouton de



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1. JF P ?
2. Telle la Raie cf CSB

la porte, mйlangeant les malheurs de Brabant et ceux de la mиre du narrateur. Comme un double de Golo, le narrateur prend les objets "comme ossature" et les "rend intйrieurs". Ainsi, la petite Madeleine de maman se substitue а celle de Lйonie. Comme le peintre regarde devant lui ce qui est en lui, PROUST met au jour des formes intйrieures pour donner un sens au monde. Il englobe et digиre tout ce qui l'entoure. Il ne restitue pas les objets du passй, mais il les "ressuscite" enveloppйs de sensations, comme ces toiles oщ chaque touche, chaque coup de pinceau traduit une sensation, une impression. G. GENETT montre que le dйcoupage des perceptions est tel chez PROUST que cela tend vers une description1. Il existe toujours dans la recherche une "perpйtuation" de sensations autour des objets, qui vont l'inciter а aller au-delа de leur rйalitй concrиte. Dans une espиce de retournement, le futile, le lйger a un pouvoir йnorme. Autour de l'objet, il multiplie les petites touches. C'est une recherche obstinйe vers quelque chose qui le fascine. Dans toute "nature morte", se manifeste une disproportion entre un signifiant pivot, objet humble, fugitif, de valeur minimale, et l'ampleur йtablie, l'excиs des signifiйs qui gravitent autour. Les "petits riens" ingurgitйs, dйglutis par le corps proustien sont transmuйs en une rйalitй plus essentielle.



A partir de l'infime, PROUST explore la dilatation possible de l'univers par son propre corps. Et c'est aussi une volontй de rйcupйrer dans le corps ces multiples traces d'un vйcu, ces traces qui deviennent avec le temps preuve de la validitй de la trace :


"On bвtira sur la gouttelette impalpable de l'odeur ou de la saveur l'йdifice immense du souvenir"2.


Il multiplie les petits riens de la vie qu'il ajoute sans raison essentielle. Il multiplie les images d'objets oщ s'accumule l'identitй du Moi. Les "presque rien" de La Recherche ne sont pas des biffures, du surajoutй; ils sont plus miroir que sйparation. PROUST les a absorbйs et gonflйs de lui-mкme. Il fouille les petites failles du quotidien pour y projeter sa propre lumiиre. En peinture, l'anodin sur lequel on insiste est le lieu d'une rйvйlation. GINZBURG, MORELLI cherchent le dйtail et non les grands traits. Dans les choses inutiles, surajoutйes rйside l'essentiel, une individualitй : celle du peintre а l'affыt de ses propres traces.
Ainsi, PROUST, narrateur, porte une attention mйticuleuse aux choses les plus banales pour en donner une reprйsentation complexe oщ se lie une йnigme au-delа des apparences. Le mystиre se dйchiffre par un retour а son propre corps. Il absorbe le rйel, le bourre de sensations et impressions. Il boursoufle le monde qu'il йvoque en fouillant sa chair pour y recueillir une essence de l'Etre, allant vers la transcription d'une vйritй nouvelle. Le "presque rien" est ainsi dйsincarnй, excйdй et dйrйalisй.















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1. G. Genett ???
2. Citй par Jean Pierre RICHARD P201 (2 III)

b. La mondanitй


Le "je" de La Recherche "englobe" tout, y compris la sociйtй mondaine. Il s'agit en effet de retrouver une vйritй intйrieure profonde qui peut mкme se dйgager а partir d'un monde vide et frivole. PROUST a beaucoup frйquentй le monde. Il a pourtant peu de complaisances pour celui-ci, mкme s'il reste attentif а ses moindres йchos. Il nous dйvoile un monde d'impostures, de superficialitйs dont il hйrite mais pour le dйtourner dans son art. Il met en reprйsentation ce qu'il fut et ce qu'йtait son entourage. Il commйmore cet univers dйrisoire aux profondeurs honteuses, une sociйtй de mise en scиne oщ l'essence s'effrite en mimйtismes et apparences...un monde d'images fugitives dont il fait le deuil, mais pour le ressusciter en crйant des caractиres de farce. On retrouve de mйcanisme d'une mise en image confuse du rйel trop dйcevant, mais oщ l'artiste voit la nйcessitй de transposer son propre corps pour йriger un sens au delа du vide et de l'inertie. le "temps perdu" de la mondanitй devient ce temps pur йternisй de la "nature morte" qui est figement des choses, en redonnant du sens.

Dans la sociйtй mondaine, on s'exile de soi, on se moule dans le monde. PROUST nous en montre une dйforamtion expressive et caricaturale. La Recherche nous fait part du spectacle dйsabusй d'une sociйtй tramйe de futilitйs et de non-sens. Tout lien social n'est qu'imitation. C'est le dйrisoire mimйtisme du Faubourg Saint Germain. Tout y est outrancier et faux : c'est le monde oщ l'кtre s'absente de lui-mкme. L'homme trahit ce qu'il devrait кtre.


"Notre personnalitй sociale est une crйation de la pensйe des autres"2.


Nous sommes crйation d'autrui et nous acceptons de jouer le rфle social qui rйsulte d'une "rиgle du jeu". La personnalitй de l'homme se gonfle de vide et comprime tout authenticitй. L'homme dans la sociйtй rйtrйcit son intйrioritй, se pйtrifie, se rйduit. Il doit avant tout adhйrer а un "credo" comme quiconque veut intйgrer le petit clan des Verdurins2. Plus c'est mondain, moins c'est sincиre. En sociйtй, on est aveugle, myope et une part de soi doit rester dissimulйe. Il existe une "disproportion entre notre idйe de nous-mкmes et nos paroles"3. Monsieur Biche ne peut se faire admettre dans le salon que par un discours mondain, plein de bouffonneries. Il n'hйsite pas а en venir а un langage obscиne, scatologique pour parler de la peinture : "4.


" J'ai mis le nez dessus. Ah! bien ouiche! On ne pourrait pas dire si c'est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca!"


Il passe pour un niais qui lвchait, comme le disait Mme Verdurin : "Une grosse faribole qui faisait s'esclaffer tout le monde". Le peintre surnommй Mr Biche dans Du cфtй de chez Swann n'est que la caricature du peintre nommй ELSTIR dans A L'ombre des
Jeunes Filles en fleurs. Le Narrateur dйveloppe, avec mйpris et minutie, la vie des salons, celui des
Verdurins, de Mme Swann, des Saint Euverte, ou des salons "transposйs" de Balbec qui donnent а voir une sociйtй mondaine et sйductrice. On se souvient des toiles d'Eugиne BOUDIN oщ des femmes

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1. P114 CS
2.P303 CS
3. P309-310 JF
4. P??? CS

se prйlassent indйfiniment sur la plage, en costumes d'йtй. On pйnиtre un monde qui se bвtit а coups de conversations et de rhйtorique vide. Les discours de salon ne renvoient а rien : ce sont des rйunions de potins, d'anathиmes, de lubies...A Balbec, des clientes de l'hфtel prennent la Princesse de Luxembourg pour une demi-mondaine; l'une d'entre elles s'йcrie :


"Ouil you uouil! patatra! Voyez-vous зa!"


Dans cette phrase sourdent sarcasme et pitiй. Le manиge du Narrateur d'un salon а l'autre respire d'une ironie manifeste. Il analyse la population а "fleur de peau", gestes, intonations, attitudes...Il ne fait pas de psychologie, il met en exergue des apparences qui йtouffent une intйrioritй, une hypertrophie de manies, un ballet dйrisoire d'aristocrates. Dans le monde, on n'est pas, on "apparaоt". On "fait signe" comme le dit DELEUZE. Cottard "fait signe" qu'il sourit, sans sourire rйellement. De mкme, trфnant sur son siиge suйdois, Mme Verdurin fait signe qu'elle rit, mais elle ne rit pas. Ce n'est qu'un rictus


"Elle avait renoncй а prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait а la place а une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risque pour elle qu'elle riait aux larmes"1


Le Narrateur dйnonce des jeux de surface oщ aucune identitй n'est respectйe. Tout est dйcrйtй selon une mode. Le moi social est "absence de soi". Toute identitй est enfouie.


Pourtant, PROUST rйcupиre une prйsence en substantifiant les personnages d'une figure caricaturale dont il montre, en projections simultanйes, les manifestations. Les moments oщ celles-ci deviennent ballets de gestes et intonations...Il nous fait percevoir une drфlerie en tout. Il met du comique lа oщ il n'y a que de l'insignifiance. La genиse de l'йcriture se situe dans le refus des superficialitйs, des pures apparences. Il dйtourne cet univers du vide. Il veut aller "au-delа", mкme si tout n'est que simulacre. Il contracte des images immobiles et caricaturales, comme dans les gravures de DAUMIER, GOYA, GAVARNI. Ce sont des images oщ s'enchвsse un potentiel narratif et oщ s'incorpore un imaginaire. Ainsi, les faciиs burlesque de "Monsieur Norpois" au bois de Boulogne, la silhouette toute en couleurs claires de Mme Swann apparaissant dans l'allйe des Acacias, Mr Verdurin affectant une sensibilitй musicale quand le pianiste se met а jouer...Dans cet univers dont il s'inspire pour le dйtourner, il place les mйtaphores, impressions, sensations, idйes...et autres йlйments de sa vision particuliиre. La scиne des monocles est caractйristique. Il n'y a en apparence qu'une




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4. P323 I

narration lisible dans les attitudes, gestes...Pourtant, il trouve а chacun une individualitй, une atmosphиre propre а l'artiste, les saisit, les modifie, les plie а sa propre loi organique. La matiиre du personnage n'est autre que les mots du Narrateur. Il se modиle, se projette dans les facettes des protagonistes. Il y a alors jubilation. Les caractиres se contaminent et s'embrouillent. Il vide les personnages de leur pseudo substance pour les farcir de la sienne. Il rйcupиre du sens par une "mise en image" qui lui est propre. Ainsi le Narrateur enfant se reprйsente Swann d'une faзon toute particuliиre :


"Ce premier Swann rempli de loisir, parfumй par l'odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d'un brin d'estragon".


PROUST/Narrateur n'a pas l'objectivitй des GONCOURT qui se rapportent а ce qui est expressйment dit par les Verdurins et les Cottard. Il cherche les symboles grotesques. Il n'hйsite pas а pousser jusqu'au monstrueux dans sa recherche fureteuse du dйtail qui sera le point d'appui de sa mise en place d'un caractиre. L'infime d'un visage devient turgescent. Bloch est dйcrit avec "une tкte proйminente et le nez busquй"1. Dans le visage d'Albertine, il met en exergue le grain de beautй, ou la tempe :


"Elle avait comme point de mire une tempe assez enflammйe et peu agrйable а voir"2.



Bergotte est reprйsentй


"le corps trapu, rempli de vaisseaux, d'os, de ganglions,..."


PROUST/Narrateur rend le monde а une vйritй de simulacre en le dйformant par son imaginaire propre. Il se livre а une йconomie de l'excиs. Il bourre, entasse, gonfle de lui-mкme. Il rend caractйristique chez Swann son nez, son odeur, sa constipation. Il achиte du pain d'йpice "par hygiиne d'un eczйma ethnique et de la constipation des prophиtes"3.






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1. P443 JF
2. P436 JF
3. P395 CS
Ainsi, PROUST commйmore une expйrience dans le milieu mondain. Mais, il ne sauve pas la sociйtй, il la met en miettes. Il s'acharne а la dйcomposer pour la rйinventer, mourant et ressuscitant les corps. Dans la solitude de sa chambre, il en fait un monde "dйjа mort". Il le met au tombeau. Il rйvиle son culte de l'art par rapport а la vie. Le temps perdu devient un temps "autre" de l'imagination. Les personnages rйcupиrent une йpaisseur vitale dans le monstrueux d'un caractиre. Il rejoint la peinture dans le paradoxe de la prйsence/absence : ses portraits sont des "natures mortes". Il met en reprйsentation un monde dйjа "posthume", absent, et en mкme temps prйsent, gйant, hypertrophiй. Les caractиres atteignent la valeur de symbole, ils s'enracinent dans le "je". Le "je", anthropomorphe, prend une valeur exorbitante. Il s'agit en fait de traverser les autres а l'intйrieur du moi. PROUST/Narrateur est а l'affыt d'une rйalitй originelle et essentielle.



c. Le corps dissйminй de la femme


PROUST йtait homosexuel, ce qui condamne l'amour а l'impossible et prкte en consйquence а la douleur et au dйpassement par l'art. L'homosexualitй est avant tout une esthйtique dans La Recherche : l'oeuvre d'art est conjuration d'une frustration amoureuse par une nйcessaire sublimation. L'amour y est une rйalitй sensuelle envahissante, et pourtant vouйe а l'impossible, dйnoncйe par PROUST comme forme de vide. L'amour pour la femme se construit sur une faillite premiиre : la femme est fatalement fugace et dissйminйe (elle reproduit sans cesse le manque а la mиre). Prйsence obsйdante de la femme et mise а mort. Un travail de deuil et de sublimation. La femme est comme picturalement reprйsentйe dans La Recherche. L'йcrivain y investit sa chair pour rйcupйrer une prйsence dans une reprйsentation imaginaire.



Le Narrateur et autre protagoniste sont confrontйs а l'expйrience de morcellement et la fugacitй du corps fйminin. Elle est un кtre insaisissable, ce qui sollicite davantage le dйsir. La femme est toujours dissйminйe "mystиre mobile et indivis". Elle est rarement individuйe dans "A L'Ombre des Jeunes Filles en fleurs", elles apparaissent souvent en groupe dans un brouillard de confusion et d'harmonie. La femme est simple apparition dans un dйcor, une passante saisie au vol, une esquisse dont on comble d'imaginaire ce qui nous йchappe. Elle est toujours mouvement et mйlange : mйlange de la femme avec une plage, avec une estampe. Elle se laisse absorber par le paysage ou par l'art. Il l'inscrit dans une reprйsentation pour toucher une identitй, mais elle est toujours "manquйe". Il accumule les "saveurs fraоches et douces" de Balbec dans le corps d'Albertine, comme il entasse les rкves de la ville dans l'espace du mot qui la nomme. Le Narrateur fait appel а cette mise en image pour toucher cet abоme inaccessible, cette absence d'identitй fйminine. C'est une incorporation de sens dans le vide de la femme. Il existe toujours des distorsions, des dissonances de la personnalitй fйminine. Odette est une :




"Suite d'йvйnements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumiиre, une suite de problиmes insolubles, une mer que nous n'essayons de battre pour la punir de ce qu'elle a englouti"1.


Gilberte a une personnalitй double :


"L'йcart йtait tellement grand entre les deux Gilberte qu'on se demanderait vraiment du reste, ce qu'on avait pu lui faire pour la retrouver si diffйrente".


L'instabilitй d'Albertine se trahit par l'incessante migration de son grain de beautй, de la lиvre au menton, du menton au-dessus de l'oeil. La femme est un кtre morcelй dans La Recherche. Elle est irrйmйdiablement insaisissable. Elle organise toujours un dйsordre. Mais cette fugacitй exaspиre le dйsir, le fugace est le lieu mкme de l'йrotique scopique. Pour se prйmunir de l'angoisse, le Narrateur finit alors par se complaire dans la rкvasserie. Il cherche une sublimation. L'amour se rйduit а la vйnйration et l'idolвtrie fйtichiste. Tout est chimйrisme incantatoire, sacralisation oщ l'amant s'abоme. Swann vйnиre le mystиre fйminin, c'est-а-dire ce qui se prolonge dans son propre corps, dans la rкverie imaginaire. Le Narrateur dit de la femme qu'elle n'est qu'une silhouette. Ce qui s'y superpose est de l'amant.


"Cette Albertine - lа (la rйelle) n'йtait guиre qu'une silhouette, tout ce qui s'y est superposй йtait de mon cru".


L'amant se peint lui-mкme puisque la rйalitй de la femme est de toute faзon supposйe intrinsиquement insaisissable, inconstante. L'amour, c'est l'imagination inconnue, une torture de soi confondue avec une torture de l'autre. Le moi amoureux est un moi souffrant. Swann est piquй par la bкtise, la vulgaritй d'Odette, la cocotte fanйe, alors qu'il est un esthиte. Refusant la platitude des apparences, Swann se dйtourne de la perception dйcevante d'Odette au profit d'une oeuvre d'art. Pour Swann, Odette devient la Zйphora de BOTTICELLI, et une sonate, ce qui est absolument en dehors d'elle. Il "manque" le rйel de la femme et dйprйcie l'oeuvre d'art. L'esthйtisation de la femme prend sans cesse des allures de bourrage de sens plus йlevй que les mйdiocres apparences. Et c'est un dйpassement par soi, une exaltation.moпque. Swann et le Narrateur idйalisent l'aimйe, mais c'est leur
propre "moi" basй sur du narcissisme. Il nourrit la femme d'images tirйes de lui-mкme, c'est une incorporation de soi dans la reprйsentation comme en peinture. Elle est le lieu de l'investigation de l'imaginaire par excellence. Le Narrateur aime une femme avant de l'avoir vue. Il rкve de Mme de



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1. P612 JF
Guermantes а partir de son nom. Ce qui s'y dйpose est rйinvesti dans le rкve de la femme. A Saint - Hilaire, il rкve de la Comtesse de Guermantes dans le "Couronnement d'Esther", et les vitraux vert chou ou bleu prune immortalisent Gilbert le Mauvais. La femme rйelle dйзoit, mais elle n'a que peu d'importance. Le Narrateur persйvиre, cherche la faille qui relancera sa rкverie, en surpassant la rйpugnance du corps1 :

"Je ne dйtachais pas mes yeux d'elle, comme si chacun de mes regards eыt pu matйriellement emporter et mettre en rйserve en moi le souvenir du nez proйminent".


Il finit par s'йcrier :


"Qu'elle est belle ! Quelle noblesse...!

La femme йlue est une projection renversйe de soi, un nйgatif de notre sensibilitй renversйe. Elle est comme une simple image dans laquelle on incorpore sa chair, comme le Narrateur incorpore en lui les jeunes filles de Balbec2. Le corps de la femme n'exprime que des mondes possibles. Elle est l'enveloppe physique d'une rйalitй imaginaire. Elle est absente et comme picturalement prйsente. Et l'on retrouve une thйmatique de la surface et de l'en dessus rкvй. Elle est une apparence qui s'interprиte selon la personnalitй. Elle appartient toujours а un monde jamais vu, invisible qu'il faut imaginer. Swann surinterprиte la vie d'Odette d'une faзon inйvitablement trompeuse. La femme a un corps insaisissable qui engendre le dйsir, la jalousie, le mensonge, le dйsespoir, la cruautй. L'amour va inйvitablement au tombeau. La rйpйtition de la rupture se retrouve dans l'amour de Swann pour Odette, dans l'amour du Narrateur pour Gilberte ou Albertine. PROUST dйnonce une fatalitй, une impossible prйsence а la femme, sans doute prisonnier toute sa vie de l'image maternelle qu'il a projetйe sur toutes les femmes. Il rejoue le "manque а la mиre"dans toutes les intermittences de coeur. La mиre imprиgne toutes ses relations.La cйlиbre scиne du baiser nous impose l'image d'une mиre aimйe avec une voracitй exclusive; il se souvient de ce vif dйsir de possйder le corps de la mиre, et de la frustration de ce dйsir. La mиre est а l'origine d'une sexualitй manquйe. Swann comprend la fatalitй fйminine, mais il ne fait pas d'oeuvre. Il sombre dans la mort. Il rejoue sans cesse la sйparation, mais il montre le nйcessaire renoncement qui reprйsente le systиme de l'oubli du rйel. La reprйsentation de la femme qui renvoie au manque а la mиre est rendu au douloureux du manque. Mais il ne s'agit pas que de reprйsenter ce manque, on serait loin de tout mйcanisme pictural. Il s'agit de combler le vide par l'oeuvre d'art. Il ne le restitue pas, il va au delа. Il rйcupиre une prйsence а. Le rйel est manquй, mais tout est rendu а une vйritй de simulacre, а une essence factice et imaginaire. La mйdiocritй du monde est mйtamorphosйe en artifice tout en restant en йchec. La dissйmination de la femme se rejoint dans le discours du Narrateur. Le "temps perdu" de la femme et de la mиre s'incorpore dans un style. Elle retrouve une individualitй et une prйsence.



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1. P290 I
2. P472 JF
PROUST persiste а substantifier les figures quand celles-ci se dйlitent, et а y incorporer sa propre chair. L'imagination anйantit l'identitй des кtres, mais elle les restitue dans les lieux dйmesurйs. Dans La Recherche, la mйmoire les impose dans l'oeuvre comme des кtres vides mais l'art leur fait acquйrir une prйsence autre, plus apaisante, plus essentielle.





2. Perversion de la rйfйrence




La mйdiocritй du rйel est convertie en imaginaire mais aussi en culture. Le dйsir de reprйsentation de l'objet dans un dispositif pictural complexe se traduit dans La Recherche par un foisonnement de descriptions liйes а des rйfйrences picturales. Il travaille sur une encyclopйdie de la peinture1, manipulant une culture picturale avec une йtonnante dйsinvolture. L'introduction du tableau dans le discours participe d'une volontй constante d'йriger du gйnйral au sein du particulier, pour aller au plus prиs d'une vйritй essentielle. Mais, il manque le rйel et l'oeuvre d'art. Il la dйprйcie et la perd dans un dispositif pervers de comparaison. Le pictural est а la fois prйsent comme rйfйrant et absent, dйtruit dans un discours qui met а plat le culturel.



PROUST a subi l'influence de RUSKIN. Comme celui-ci, il a besoin de se rapporter а l'art pour йprouver la beautй du rйel. RUSKIN disait а la mort de TURNER2 :


"C'est par ses yeux fermйs а jamais au fond du tombeau que des gйnйrations qui ne sont pas encore nйes verront la nature".


Par une convocation de la peinture comme rйfйrant, PROUST veut nous rendre lisible, dans un paysage rйel, une certaine vision du peintre, un certain "effet" qui fait йmaner une idйe gйnйrale. Il rйcupиre une ambiance, une atmosphиre. Ainsi, il convoque les effets de contrastes, de jaillissements de formes et de mystиre d'intemporalitй d'une toile d'Hubert ROBERT :





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1. Le Musйe imaginaire de PROUST de PICHON
2. Prйface de la Bible d'Amiens
"Dans chaque jardin, le clair de lune, comme Hubert ROBERT, semait ses degrйs rompus de marbre blanc, ses jets d'eau, ses grilles entrouvertes. La lumiиre avait dйtruit le bureau du Tйlйgraphe, mais gardait la beautй d'une ruine immortelle"1.


Il met ainsi "en reprйsentation" le clair de lune. Il assimile et nous fait assimiler le regard du peintre de faзon quelque peu perverse. C'est en effet une "mise en images" qui est apprivoisement de notre regard. Il nous fait assimiler le rйel comme renvoyant а une vйritйd'oeuvre d'art. Inversement, celle-ci est renvoyйe а la vйritй infiniment plus pauvre du rйel. Il est vrai que c'est un comportement extrкmement nouveau et moderne au dйbut du XXe siиcle que de chercher а donner du poids а nos propos par l'image. De plus en plus, on utilise les images pour renforcer les mots. On rapproche littйrature et peinture, littйrature et photographie. Le cinйma fait ses dйbuts. Le recours а l'image est dans "l'air du temps". L'image intervient de plus en plus pour combler les lacunes du "dire". Ainsi, PROUST emprunte le sentiment d'inachevй et d'incomplйtude d'un paysage de GLEYRE pour expliciter ses impressions. Elles sont 2:


"Comme un paysage de GLEYRE oщ elle dйcoupe nettement sur le ciel une faucille d'argent, de ces oeuvres naпvement incomplиtes comme йtaient nos impressions".


Les objets de La Recherche sont enrichis et magnifiйs par l'introduction du tableau dans la description. Le recours а la peinture donne l'illusion de saisir l'ensemble du rйel, mкme si le rйel comme fugace reste fugace. Par l'introduction du tableau dans la description, Swann, qui йcoute la sonate de Vinteuil, essaie de comprendre. Il se rappelle un tableau de Peter HOOCH3 :


"Ils (les trйmolos du violon) semblaient s'йcarter et comme dans ces tableaux de Peter HOOCH qu'approfondit le cadre йtroit d'une porte entrouverte, tout au loin, d'une couleur autre, dans le veloutй d'une lumiиre interposйe, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale".(P 337 I)

La peinture convoquйe dans La Recherche offre une certaine comprйhension du visuel selon MONNING HONNUNG


"En peinture comme dans n'importe quel art, la beautй rйside dans la dйcouverte et l'expression d'une vйritй psychologique..."(P 25)

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1. P256 I JF
2. P256 I
3. Monning Honnung PROUST et la Peinture
" Par un puissant effort d'unification et d'assimilation, son esprit a extrait des tableaux ce qu'ils contenaient de plus gйnйral, de moins dйpendant de la technique picturale proprement dite, et il a rapprochй sa propre expйrience de celle du peintre." (P81)
"Habilement, avec dйlicatesse et discrйtion, PROUST se sert de la peinture pour caractйriser certains de ses personnages, montrant, par leur rapport avec cet art, quelques unes de leurs particularitйs, la peinture ajoutant а leur portrait, une nuance, une petite touche plus prйcise, bien que parfaitement fondue dans l'ensemble."(P106)


Le rapprochement au pictural a fonction de gйnйralisation de figures particuliиres de La Recherche. C'est une faзon de saisir une identitй (totalement fictionnelle) des corps. La rйfйrence le soutient dans cette volontй d'йriger des caractиres. Le rapprochement engendre en quelque sorte une symbolisation du rйel. Mais, il multiplie les analogies fantaisistes, excessives et subversives. Swann a une vйritable manie de rapprochement des visages а des fragments de tableaux. A la soirйe Saint Euverte, il rapproche de faзon dйsinvolte les grooms de l'hфtel а des fresques de MANTEGNA, des tableaux de GOYA ou de Benvenutto CELLINI. Il repиre une ressemblance sur un dйtail de la fresque. Il n'hйsite donc pas а fragmenter et donc а dйnaturaliser celle-ci pour soutenir son discours.

Il capte par lа une identitй fictive de ces personnages. Il fait figurer, par le rapprochement pictural, la laideur et le grotesque d'un visage dans la scиne des monocles1 :


"Derriиre le sien, Mr de Palency qui, avec sa grosse tкte de carpe aux yeux ronds, se dйplaзait lentement au milieu des fкtes, en desserrant d'instant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait l'air de transporter seul avec lui un fragment accidentel, et peut-кtre purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinйe а figurer le tout, qui rappela а Swann, grand amateur des "Vices et Vertus" de GIOTTO а Padoue, cet injuste а cфtй duquel un rameau feuillu йvoque les forкts oщ se cache son repaire".


Il introduit l'idйe du ridicule et du grotesque dans la figure de GIOTTO. Il charge le tableau de la laideur d'un visage. C'est une falsification de la rйfйrence. On rencontre constamment dans La Recherche une sйrie d'associations subjectives oщ le tableau apparaоt comme un simple maillon de ces associations d'idйes. Il йcrit sur le tableau, en le convoquant directement et en йdifiant




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1. P458-59-60
un discours totalement en dehors de l'Idйe gйnйrale du tableau. Il s'oppose au discours moderne sur la peinture qui dit l'impossibilitй mкme d'un discours quelque qu'il soit. PROUST multiplie les descriptions de tableaux. Parlant directement de la peinture il ne peut que la rater. Il impose une laideur et une surcharge de visibilitй dans des fragments de fresque. C'est le cas avec la fille de cuisine que Swann assimile а la Charitй de GIOTTO1 :

"La pauvre fille, engraissйe par sa grossesse, jusqu'а la figure, jusqu'aux joues qui tombaient droites et carrйes, ressemblait en effet а ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutфt, dans lesquelles les vertus sont personnifiйes а l'Arena. Et je me rends compte maintenant que ces vertus et ces vices de Padoue lui ressemblaient encore d'une autre maniиre. De mкme..."


Le corps engrossй de la jeune fille se dresse et s'impose dans la fresque de GIOTTO et semble mкme la contaminer et lui communiquer une lourdeur. Il met l'accent sur la laideur de ce corps qu'il assimile а la figure picturale. PROUST contredit ici la nйcessitй d'une rйflexion par rapport а l'ensemble de l'oeuvre. L'attention de Swann se focalise sur un dйtail en surface. Il prйsentifie un corps dans la fresque. PROUST fournirait la possibilitй d'une lecture autre de l'oeuvre d'art, dans un regard qui scrute les corps. Il subvertit la fonction de symbolisations de la figure de la Charitй en dйtruisant le symbole. C'est le ventre engrossй et lourd de la jeune fille de cuisine qui s'impose dans le tableau. Swann convoque la peinture en y isolant un fragment qui а lui seul ne veut rien dire, et en y dressant du corps. Il met ainsi а plat le sens de l'allйgorie. C'est une surface qu'il cononvoque dans la fresque qu'il nous rend lisible par une simple association subjective. De la mкme faзon, Odette, la femme vulgaire, la cocotte fagotйe est assimilйe а la Zйphora de BOTTICELLI2 :


"Un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps"


Swann tente par lа de reconstruire le corps dissйminй et fugitif d'Odette. Il intиgre la femme dans un tableau pour combler la frustration d'un dйsir inassouvi d'appropriation car l'image permanente prйsentifie la personne absente et la sacralise. Le dйsir de Swann pour Odette naоt de cette complicitй avec la Zйphora, et il croit se l'кtre appropriйe en possйdant une photographie qui reproduit le tableau3 :


"Approchant de lui la photographie d'Odette, il croyait serrer Odette dans son coeur"

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1. P182-183
2. P343
3. P344
Il gonfle le tableau de l'idйe de laideur, de vulgaritй, et d'absence d'identitй. La Zйphora sert la vйnйration d'une femme sans valeur. La rйfйrence au tableau sert а compenser un manque а la femme fugace. L'йchec est double. Le corps de la femme reste mйdiocre et insaisissable. Odette vit dans deux mondes : le monde rйel (nul) et le monde mythique de la Zйphora. PROUST manque la peinture en produisant du visible dans le tableau. La peinture comme la femme se dйrobent dans le discours proustien. Parler de la peinture c'est toujours la faire disparaоtre dans le discours. Il йcrit sur le visible de la peinture. Il l'anйantit en y йrigeant du corps. Il s'agit peut-кtre pour lui d'une dйnonciation de l'impossibilitй mкme d'un discours sur la peinture. Dire le visible d'un tableau, c'est le mettre en perte puisque l'essentiel se dйrobe au regard. PROUST serait un double de Swann qui n'aurait pas compris que pour prйsentifier un tableau, on esquive tout discours. C'est une dйmarche d'appropriation manquйe ou une dйsappropriation rйussie pour nous convaincre












B/ CORPORITE - TEMPORALITE



1. Langage du corps



La Recherche s'йlabore vers l'intimitй du corps, vers le plus fugace mais le plus profond, le plus originel de la mйmoire de l'кtre. PROUST/Narrateur fait un transfert de son corps au monde. C'est un retour а un espace fondateur pour un dйpassement de la matiиre. L'oeuvre de PROUST est empreinte d'une sensualitй dйbordante.

De lа, on peut йtablir un rapprochement avec l'acte pictural. Venant du pinceau, la peinture est avant tout corporelle. Le signe passe par le corps et s'йtablit une adйquation entre le corps de l'artiste et la rйalisation. La peinture est une ouverture du corps а ses origines. Quelque chose de cachй se redйcouvre, la part absente de l'кtre, ce qui le pйtrit.

Ce mйcanisme corporel pictural rejoint par lа mкme La Recherche qui est un voyage rйtrospectif au bout de la mйmoire oщ l'exploration du passй s'exйcute par un retournement vers soi et vers son corps. La rйminiscence proustienne a quelque chose de charnel : l'йpuration du souvenir passe par l'йpuration du corps. PROUST/Narrateur pйnиtre un monde de sensations obscures enfouies et "en fouillis" en lui, qu'il cherche а йlucider jusqu'а atteindre une essence, celle du souvenir, celle de son Etre. Il touche а l'oeuvre d'art par le biais d'un mйcanisme corporel pictural. Il existe une "incorporйitй", point de dйpart dans un acheminement vers l'oeuvre d'art. C'est un corps sublimй qui s'incorpore.


Nous pressentons en nous quelque chose de flottant, appartenant а une poйsie de la mйmoire, comme une atmosphиre interposйe que l'on voit dans les tableaux de REMBRANDT, oщ quelque chose d'indiscernable, de brumeux vient du fond des annйes. Nous prйsentons de belles choses, indistinctes comme des airs, un rythme sourd et dйlicieux dans notre corps...quelque chose de confus а l'йtat de "traces".Une part de notre histoire subit un engloutissement, une mise а secret. Le talent proustien est dans une mйmoire qui permettra de se rapprocher de cette musique latente; de l'entendre clairement, de la reproduire, de l'exprimer. Dans sa chambre de Combray, le Narrateur est attentif aux mouvements de son corps, il le fouille, car c'est lui qui se souvient1 :






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1. I 99
"Mon corps, le cфtй sur lequel je reposais, gardien fidиle d'un passй que mon esprit n'aurait jamais dы oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohиme, en forme d'urne, suspendue au plafond par des chaоnettes, la cheminйe en marbre de Sienne, dans ma chambre de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu'en ce moment je me figurais actuels".


La Recherche est avant tout une rйouverture du corps grвce а la rencontre d'objets significatifs, madeleine, arbres, clochers qui dйclenchent les rйminiscences pour reconverser avec ce qu'on йtait1 :


"Devant le clocher, pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur l'oubli qui s'assиchent et se rebвtissent".


Les objets de La Recherche engendrent une jouissance d'abord йtrange, puis dйgagent peu а peu l'oxygиne des souvenirs : les arbres de Martinville, les clochers, la madeleine, ou mкme une odeur de renfermй dans les toilettes l'allиge, lui communique un plaisir2 :


"Consistant auquel je pouvais m'йtayer, dйlicieux, paisible, riche d'une vйritй durable, inexpliquйe et certaine".


Puis il se souvient quelque temps plus tard, l'image est celle d'une petite piиce de l'oncle Adolphe, а Combray, qui exhale le mкme parfum d'humiditй3. Ainsi, c'est quelque chose de matйriel qui se dйgage des objets de La Recherche, comme de la petite madeleine, l'air de Combray, l'odeur des aubйpines, le parc de Swann...Mais, l'essentiel, c'est qu'au premier contact du palais, elle dйclenche "quelque chose d'extraordinaire en moi"4. La sensation dйveloppe l'intuition d'une petite musique sourde qui s'entend en soi et traverse le corps. L'impression est comme transparente et inaccessible. Puis а celle-ci se substitue un dйsir d'aller plus avant dans le corps5 :

"Je sens tressaillir en moi quelque chose qui se dйplace, voudrait s'йlever, quelque chose qu'on aurait dйsancrй а une grande profondeur (...) cela monte lentement".

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1. P166-167
2. P63 I
3. P65
4. P???
5. P45
Une vйritй se rкve dans l'intime du corps. Le mйmoratif a quelque chose d'une organisation primitive charnelle qui restitue un apaisement, une prйsence au monde. Elle comble une bйance du souvenir qui est aussi bйance du corps. L'angoisse se rйsorbe dans cette jouissance soudaine oщ s'inscrit quelque chose de fugace, йchappant а la logique1 :


"Un plaisir dйlicieux m'avait envahi, isolй, dans la notion de cause" (...)
"Il m'avait aussitфt rendu les vicissitudes de la vie indiffйrentes, ses dйsastres inoffensifs, sa briиvetй illusoire, (...) me remplissait d'une essence prйcieuse".


Ce qui se dйgage est une sorte d'essence du Narrateur, qui le situe aux antipodes des mйdiocres contingences de la rйalitй2 :


"Cette essence n'йtait pas en moi, elle йtait moi. J'avais cessй de me sentir mйdiocre, contingent, mortel".


Le Narrateur dйcouvre une autre dimension de l'objet, celle qui se prolonge en soi, celle qui rйvиle notre appartenance intime а celui-ci3 :


"Toute impression est double, а demi engainйe dans l'objet, prolongйe en nous-mкmes par une autre moitiй que seuls nous pourrions connaоtre".


Il existe un enchevкtrement entre le monde et notre corps, un enroulement "du visible et du corps" selon les mots de MERLEAU-PONTY qui s'intйresse а l'oeuvre de CEZANNE. Celui-ci prйcisait4 :


"Ce que j'essaie de vous traduire est plus mystйrieux, s'enchevкtre aux racines mкmes de l'Etre, а la source impalpable des sensations".



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1. P142 I
2. P142 CS
3. P470 IV TR
4. P111 Conversations avec Cйzanne en 1978 Macula
MERLEAU-PONTY, а propos de l'oeuvre de CEZANNE parle "d'incorporйitй". La peinture va vers un йtat prйrйflexif de la pensйe qui йlargit la communication avec l'Etre. C'est une "unitй prй-rйflexive et prй-objective de mon corps". La sensation est vйcue chez CEZANNE comme chez PROUST : comme transfert entre le monde et le corps pensant. L'expйrience charnelle de la peinture, comme celle tout aussi charnelle de PROUST, va vers l'Etre et son irrйductible. La vйritй est dans le corps de l'artiste, confuse, entremкlйe. PROUST interroge sans cesse la dйrobade de la sensation, voulant aller plus avant dans le corps. Quand on regarde un tableau, on a beau regarder un visage, le personnage peint ne change pas d'expression. Ce n'est pas du tableau qu'on extirpe la solution. Toute contemplation artistique se fait par un regard qui se porte а la fois en soi et sur l'objet.

Pour йprouver la beautй des choses, il faut d'abord les sentir dans les lois mystйrieuses qu'on porte en soi. Sans cesse, face aux objets de La Recherche, la Narrateur se concentre et s'attache а ce qui est dit en lui. Ainsi, par l'intermйdiaire de la mйmoire involontaire, il s'agit de raviver l'enfouissement charnel,.La peinture perpйtue le sensuel enfoui dans le corps. Ce qui est peint, ce n'est pas une copie du monde, c'est une empreinte, une impression, un йtat physique du peintre, un йvйnement du corps qui cherche а s'imaginer.

Ainsi ,il existe un dйpфt de sensations dans le corps, tombйes dans l'oubli, а l'йtat de rйsidus, de traces, qui sont irrйductibles а l'Etre. Par l"nalogie entre deux sensations prйsentes et passйes, advient une fulgurance, une effervescence du corps, cette somme de sensations accumulйes dans notre fond . Dans l'йpisode de la madeleine, tante Lйonie donne la min а maman pour que de sa tasse de thй йmerge ce qui йtait dans l'oubli. La contiguitй de deux sensations ne se perd pas, de signifiant а signifiй, mais elle est possible car l'impression porte les traces sensorielles du souvenir. Cette profondeur nйcessaire а l'Etre est йlucidйe dans Le Temps Retrouvй1 :


"Cette vie qui ne peut s'observer, dont les apparences qu'on observe ont besoin d'кtre traduites et souvent lues а rebours et pйniblement dйchiffrйes. Ce travail qu'avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d'imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c'est un travail que l'art dйfera, c'est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs oщ ce qui a existй rйellement gоt inconnu au fond de nous, qu'il nous fera revivre".


Dans La Recherche, une rencontre de hasard sollicite le ressourcement. Peu а peu, le moi mort s'йveille mais affranchi de l'ordre du temps. Ainsi, PROUST йclaire en profondeur par la mйtaphore. Il rejoint d'une certaine faзon le travail mйtaphorique pictural. CHARDIN2 йclaire au plus intime, sous les faзades; il fait rayonner les objets frustres et restaure une intimitй, une vйritй consubstantielle а l'intime de l'кtre. Mais, c'est surtout un travail mйtaphorique qui est du cфtй de la chair, dans un retour aux profondeurs de la sensation. Chez CHARDIN, c'est un йclairage direct, sans explication. C'est une "gestation corporelle", une mйtaphore proche de l'immйdiat et de la fulgurance du corps. PROUST manifeste cet apprentissage par la peinture dans le CSB3 :


"Les actes crйateurs procиdent en effet non de la connaissance de leurs lois, mais d'une puissance incomprйhensible et obscure et qu'on ne fortifie pas en l'йclairant".


PROUST est aussi proche de REMBRANDT dans cette recherche d'une espиce de rкverie et d'effervescence du corps dont il veut donner une image stable. Dans l'йpisode des arbres d'Hudimesnil, la pensйe ne bondit pas vers les arbres mais "dans cette direction intйrieure au bout de laquelle je me voyais moi-mкme"4. Les arbres deviennent l'image du songe du Narrateur. C'est la croyance selon laquelle les objets conserveraient quelque chose du regard qui les aurait captйs. Il existe une engagement de tout notre corps dans l'acte de regarder. Cela rejoint une rйalitй picturale comme le dit B. NOEL, la peinture "est l'histoire et le prйsent de ses yeux, la rйalitй du corps". La perception est infiltrйe par des rйsidus de reprйsentations anciennes, йcartelйe entre prйsence et absence, imprйgnйe dans ce qui est autour de nous et ce que nous йtions alors. PROUST explore un temps subjectif.


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1. P475 IV
2. Rembrandt et Chardin - 1875 - P372 CSB
3. P382
4. P??? Arbres d'Hudimesnil
On songe а la philosophie de BERGSON1 :


"En fait, il n'y a pas de perception qui ne soit imprйgnйe de souvenir. Aux donnйes immйdiates et prйsentes de nos sens, nous mкlons mille et mille dйtails de notre expйrience passйe. Le plus souvent, ces souvenirs dйplacent nos perceptions rйelles, dont nous ne retenons d'ailleurs que quelques indications, simples signes destinйs а nous rappeler d'anciennes images".


Le moi est ressuscitй mais sa reconquкte est aussi une crйation dans La Recherche2 :


"Chercher ? Pas seulement crйer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut rйaliser, puis entrer dans sa lumiиre".


Il ne s'agit pas que de rappeler le moi qui a vйcu, mais de le faire revivre en soi en le "rй-individuant d'une existence pure qu'il n'a jamais vйcu". La Recherche opиre une "transubstantiation"1 de la sensation а l'impression et de celle-ci а une loi gйnйrale de l'art. La mйmoire conjoint le corps du sujet et le monde. Elle sert par lui l'imagination qui va vers une essence de l'Etre, le figement de celle-ci en une image complexe. C'est un processus pictural que dйmontre SEAILLES. Par l'image, la sensation entremкlйe au monde, se tranforme en йlйment de la pensйe. Il existe une fusion du corps et de l'esprit, de la nature et de la pensйe. SCHOPENHAUER dйmontre aussi la prioritй du corps et l'osmose essentielle du corps et de la nature. Seul l'artiste peut accйder а l'Idйe par essence intuitive, en se confondant avec la Nature. Cette essence, c'est cette "poйsie d'avant les mots" que chercher Jean Santeuil. Du corps а l'image, l'imagination occupe une place essentielle dans un acheminement vers l'essence. La vйritй n'est que "l'impression de l'imagination",dans l'approfondissement par l'artiste que lui donnent choses, кtres, idйes jusqu'а leur dйcouvrir un sens.



Ainsi, La Recherche rejoint le pictural dans un systиme hypertrophiй de signes qui frфlent l'йblouissement des sensations plйthoriques et fugitives. L'artiste travaille la mйtaphore vers une fulgurance dans l'oeuvre du corps souffrant et jouissant. La mйtaphore est comme une image incarnйe des perceptions proustiennes3 : "une intelligence transformйe qui s'est incorporйe а la matiиre". C'est une opйration de transubstantiation que l'on retrouve dans l'acte pictural. Par cette rйouverture а la mйmoire du corps, l'artiste vise а extraire une essence, dans une dynamique du sujet et du sens. Au delа du travail corporel, interviennent l'imagination puis l'intelligence.









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1. Bergson : Matiиre et mйmoire
2. P143 CS
3. P612 CSB

2. Vers l'essence



La peinture a trait а l'Etre. Elle йnonce une loi du monde. Il faut un choix mйtaphysique pour dйpasser la surface, pour йchapper aux mirages de l'apparence. La profondeur d'un tableau vient d'une dimension de l'imaginaire, du rкve et d'un "йpure", d'une essence des choses retenue.

La Recherche dйveloppe а l'instar du pictural, une rйflexion sur le Beau dans la reprйsentation des Idйes. Elle va bien au-delа du saisissement de l'instant chargй de souvenirs. La Recherche rйpudie l'intelligence comme point de dйpart..............................................
..................................., il rejette les idйes abstraites et trop claires, mais l'intelligence intervient aprиs pour mobiliser la pensйe. Il prйfиre plonger dans les zones obscures, dans les espaces de

Un certain symbolisme transparaоt chez PROUST. Il est influencй par la philosophie de BERGSON. Celui-ci dйnonce l'intelligence comme mode de connaissance imparfait, trиs infйrieur а l'intuition. Il s'oppose а l'art qui travaille sur l'abstrait uniquement. Il n'adhиre pas а une certaine modernitй intellectualiste, telle que le cubisme qui privilйgie les formes nйes de l'intelligence. PROUST est convaincu que les idйes purement abstraites ne peuvent кtre qu'arbitraires et conventionnelles. Il prйfиre pencher du cфtй des zones d'ombres oщ quelque chose d'intuitif agit sur la pensйe. Il veut frфler des espaces de clair obscur dans le dedans des corps. Selon lui, c'est ce qui participe а l'authenticitй d'un tableau1.


"La sensation fortuite est le contrфle aussi de la vйritй de tout tableau, fait d'impressions contemporaines qu'elle ramиne а sa suite avec cette infaillible proportion de lumiиre et d'ombre, de relief et d'omission, de souvenir et d'oubli, que la mйmoire et l'observation oubliиrent toujours".


Tout est complexe dans La Recherche. C'est une littйrature qui penche vers les faces inconscientes de l'Etre, les mystиres de l'univers sensible, ce qui prйoccupe tout artiste au dйbut du XXe siиcle. Il cherche le vrai, mais ne s'investit pas dans les images claires et les idйes manifestes de l'intelligence, mais le compliquй et l'impliquй. Il cиde aux suggestions de la mйmoire involontaire. DELEUZE dйmontre cette conviction proustienne que la vйritй est le rйsultat "d'une violence de la pensйe". Ce ne sont pas les objets qui comptent dans la contemplation artistique, mais le hasard de






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1. II P879 citй par Venischi 299
leur rencontre, et la faзon fortuite dont la sensation s'йlиve en nous1.


"Les vйritйs de l'intelligence saisies directement а claire voie dans le monde de la pleine lumiиre ont quelque chose de moins profond, de moins nйcessaire que celles que la vie nous a malgrй nous communiquйes en une impression matйrielle parce qu'elle est entrйe dans nos sens, mais dont nous avons dйgagй l'esprit...Il fallait tвcher d'interprйter les sensations comme des signes d'autant de lois et d'idйes, en essayant de penser, c'est-а-dire de faire sortir de la pйnombre ce que j'avais senti, de le convertir en йquivalent spirituel".


Il ne veut pas rйcupйrer le souvenir froid, il veut extraire au-delа de celui-ci une rйalitй vivante et crйatrice. Dans le CSB P 54, il dйnonce l'intelligence comme ne donnant que des "fantфmes" du souvenir :


"Chaque jour, j'attache moins de prix а l'intelligence. Chaque jour, je me rends compte que ce n'est qu'en dehors d'elle que l'йcrivain peut ressaisir quelque chose de ses impressions, c'est-а-dire atteindre quelque chose de lui-mкme et la seule matiиre de l'art".


L'artiste doit partir de ses impressions. Celles-ci recrйent une sorte de fulgurance, de fraоcheur et de fйlicitй. PROUST a le souci de capter les tremblements, les vibrations, l'irrйductible d'un instant dans sa totalitй. Il participe d'une modernitй picturale qui, depuis l'impressionnisme, enregistre une vision neuve et pure. Avant l'impressionnisme, le regard йtait, comme le disait VINCI, une "chose mentale", contrфlйe par l'esprit. Pour les impressionnistes, le mental n'intervient pas entre la perception de l'objet, il transpose l'impression premiиre. Il capte la vitalitй, le jaillissement fusionnel d'un instant. Mais, La Recherche n'est pas que du cфtй de l'impression, de la sensibilitй, de la mйmoire ou de l'imaginaire, la dйmarche est dialogique. L'intelligence intervient pour йclaircir, approfondir. PROUST veut aller plus loin, plus avant, au-delа de l'impression premiиre. L'intelligence intervient donc, mais elle vient aprиs, pour donner le sens dont l'intuition corporelle nous a fait deviner l'existence2 :






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1. P116 Deleuze cite le TR P878-880
2. P32 Deleuze
"En art ou en littйrature, quand l'intelligence intervient, c'est toujours aprиs, non pas avant".


Dans l'йpisode de la madeleine, (ou autre rencontre d'objet insolite), il se tourne vers son esprit aprиs l'йchange visuel1 :


"Je demande а mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit".


C'est l'intelligence seule qui permet l'effort de la pensйe, l'interprйtation des signes. En peinture, le dйpassement est tout autant nйcessaire. Elle procиde de l'intime, du sensible, du profond. C'est l'introspection dans les retranchements les plus enfouis du corps qui engendre le geste pictural. Mais, il n'y a oeuvre d'art que s'il y a production au-delа de la reproduction sur la toile des rйsidus corporels d'une expйrience personnelle. PROUST ne restitue pas le souvenir sensoriel, mais crйe l'йquivalent spirituel du souvenir2 :


"Crйer, c'est se ressouvenir, mais se ressouvenir, c'est crйer, c'est aller jusqu'а ce point oщ la chaоne associative se rompt, saute hors de l'individu constituй, se trouve transfйrй а la naissance d'un monde individuant".


Le corporel se double du mйditatif. Il a une poussйe impйrative de la perception vers le sens et le dйveloppement de l'Idйe.
Ainsi PROUST dresse une sensibilitй qui s'ouvre а la "violence" des signes; une "вme mйmorante" les interprиte et en retrouve le sens; une pensйe intelligente dйcouvre l'essence3. On dit PROUST proche de PLATON. DELEUZE dйmontre la diffйrence essentielle qui les oppose. Selon PLATON, l'Idйe est toujours prйsupposйe, toujours essentielle. L'originalitй de la rйminiscence proustienne est qu'elle va d'un йtat du corps а un point de vue crйateur et transcendant. L'acte de la reprйsentation s'effectue dans l'ordre de la perception, mais il ne s'arrкte pas а l'impression ressentie. L'intelligence intervient toujours avant en sciences et en philosophie. En littйrature et en peinture, elle vient aprиs.
PROUST/Narrateur va au-delа de l'impression premiиre. Il se tourne vers son esprit. L'imagination et l'intelligence sont involontaires, sollicitйes par une urgence du corps. La pensйe est mobilisйe pour sйcrйter l'essence.



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1. P143 I
2. P134 Deleuze
3. P127 Deleuze
3. La temporalitй


a. La double temporalitй


Tout acte artistique est un geste mйlancolique de cйlйbration intime d'une perte, oщ se profile le refus d'un deuil total. Ainsi, la peinture met en images un simulacre de rйel qui rejoue la sйparation. Elle vise а йterniser le fugace, mais ne conserve rien du rйel, toute reprйsentation est matiиre. Elle ne fait que rйactualiser un dessaisissement. C'est un geste de dйsapprobation. De la mкme faзon, La Recherche constitue un immense chвteau de prйsence, d'immortalitй, de retour, mais au prix d'un renoncement. PROUST reprйsente le systиme de l'oubli du rйel. Toutes les choses de son vйcu sont closes а jamais. Il n'a plus qu'а restaurer un tombeau pour йchapper а une totale destitution ; mais, la situation de l'йchec du fugace est maintenue.



Le Narrateur, а l'affыt de sensations йternelles, rйvиle une fascination pour l'intemporel dans de nombreuses cйlйbrations de monuments йternels qui traversent les вges. Ainsi, а Combray, il s'extasie devant les йglises1 :


"Un espace а quatre dimensions- la quatriиme йtant celle du temps - dйployant а travers les siиcles son vaisseau qui, de travйe en travйe, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement quelques mиtres, mais des йpoques successives d'oщ il sortait victorieux, dйrobant le rude et farouche XIe siиcle dans l'йpaisseur de ses murs".


La Recherche situerait la genиse dans l'angoisse d'un temps qui emporte tout. Le Narrateur refuse l'attitude de rйsignation des personnages de Bergotte2 :


"La difficultй que j'avais de penser а ma propre mort oщ а une survie comme celle que Bergotte promettait aux hommes de ces livres, dans laquelle je ne pourrais emmener mes souvenirs, mes dйfauts, mon caractиre qui ne se rйsignaient pas а l'idйe de ne plus кtre et ne voulaient pour moi ni du nйant, ni d'une йternitй oщ ils ne seraient plus."



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1. P159 I
1. P239 JF
Le Narrateur rкve d'йterniser tout un vйcu. Mais, dans l'allйe des Acacias, au bois de Boulogne, il prend conscience de l'impossibilitй de faire revivre le passй1 :


"Souvenir que je sentais attachй а une annйe lointaine, а un millйsime vers lequel il ne m'йtait pas permis de remonter les йlйments de ce dйsir devenu lui-mкme inaccessible comme le plaisir qu'il avait jadis vainement poursuivi".


Chaque page de La Recherche dйnonce une rupture dans l'кtre, comme un gouffre qui est un temps aberrant, trouble, acide. Mais la mort es nйcessaire а l'йclosion de l'oeuvre d'art. D'ailleurs, pour йcrire son oeuvre, PROUST accepte le sacrifice. Il s'isole avec obstination, suffoque dans une chambre quelconque, sans sommeil, sans nourriture. Il coupe peu а peu tout relation avec l'extйrieur. Il se tue. C'est un "кtre dйjа mort"2. Mais, il assure sa rйsurrection dans un livre а йcrire : c'est une transmutation de son corps en littйrature. Tous ceux qui l'ont connu dans ses derniиres annйes ont йtй frappйs par la vigueur mystique de cette transmutation. Il s'isole et dйvore le monde, s'unissant а la palpitation des choses, а la femme, et mкme au ridicule des mondains. Il saisit une rйalitй de vide, de fuite, de mort et en fait de l'art. Il retrouve la vie. C'est un sacrifice et une renaissance3 :


"Pour йcrire, il faut d'un mкme mouvement revenir а la naissance et mourir а la vie".


PROUST se sacrifie et met а mort. Il conduit le monde а la tombe. L'oeuvre exige le deuil. Un sentiment de mort constant imprиgne l'oeuvre proustienne. Tout est repoussй dans la profondeur du temps perdu. La Recherche ne nous prйsente les choses que sous la mйmoire de l'absence : tout est absent ou mort, ou mise а mort. Le temps de la vie sociale est vide et creux. Le temps des choix qui nous entourent renvoie а un sentiment d'anйantissement et de disparition. Par la mйmoire incolore, une sensation passйe se superpose а une sensation actuelle. La sensation oppose а l'ancienne sa matйrialitй. Le sentiment de perte s'accuse. Le temps de l'amour est course au tombeau, mais chaque rupture, chaque sйparation, chaque coucher qui l'йloigne de maman, mыrissent dans l'oeuvre, et l'installent dans la rйalitй du livre. Pour йcrire, il faut accepter la perte qui s'engouffre dans le temps. La Recherche est un travail de deuil qui dйvoile les morts4 :


"Moi, je dis que la loi cruelle de l'art est que les кtres
meurent et que nous-mкmes mourions en йpuisant toutes les
souffrances, pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la

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1. P373 I
2. Deleuze
3. P45 Buisine
4. P615 IV TR
vie йternelle, l'herbe drue des oeuvres fйcondes, sur laquelle des gйnйrations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en-dessous, leur dйjeuner sur l'herbe".


Et la citation s'achиve en une apologie de MANET, sans doute parce que le temps de l'oeuvre d'art est un temps йternisй et immuable du tableau. Dans Contre Sainte Beuve, PROUST dйmontre que ce n'est pas la biographie des auteurs qui explique leur oeuvre; il s'agit bien mieux de faire le deuil de la biographie, non pas de l'ignorer. On constate dans La Recherche une extrкme prйsence de la mondanitй qu'a frйquentйe PROUST, et une prйsence obsessionnelle de la femme comme substitut de la figure maternelle. Il reprend son vйcu et le transpose. C'est une ascиse. Il met en miettes, et il ressuscite. Pour йcrire, comme pour tout acte artistique, il faut accepter de perdre. La Recherche est consubstantielle а une frustration. Elle s'amorce sur un renoncement nйcessaire а la mиre dans la scиne du baiser. PROUST a dйcouvert l'essence de la littйrature oщ le temps se transforme en un "espace imaginaire"1, un "hors temps". L'expйrience du fugace (la rйalitй de vide, de fuite, de mort) est transcrite en une expйrience imaginaire. Il investit sa chair dans un "temps perdu". Le "je" de La Recherche est celui qui cherche dans les espaces du temps quotidien et fugitif une temporalitй dйsincarnйe de l'Etre. Il s'anйantit lui-mкme en cherchant la transcendance. Mais, il revit, polymorphe et hypertrophiй, il a tout absorbй, PROUST inaugure une nouvelle temporalitй2 :


"Il prйsentifie ce qui est absent, mais sous le double d'une immobilitй plus essentielle. Dans La Recherche se constitue la formule d'une mйtaphysique du temps".


La rйsurrection ne se fait qu'au prix d'une transmutation. C'est une rйcrйation. Ainsi, il existe une double temporalitй dans La Recherche, celle d'un temps perdu, mort, qui fuit inexorablement. C'est le temps du souvenir, des йvйnements qui, а rebours, suivent le fil de la mйmoire involontaire du Narrateur, le temps de la fuite et de la perte, et celle, implicite, dйrobйe, d'un temps dйsincarnй "autre" qui transcende espace et durйe, йchappant au verdict du fugace. Cette nouvelle temporalitй est celle du tableau qui dйlivre des idйes stables et immuables. Sur fond d'intemporel, s'йbauchent des regards, des gestes, des mouvements fugaces qui restent figйs. C'est un figement toujours humain. Le geste pictural suspend le fugace et peut donner а voir . La peinture donne visage au temps qui est rйseau d'inquiйtudes, mais plonge ce temps d'un regard dans l'imaginaire d'un temps pur. Peindre, c'est "dessiner le temps profane par le geste sacrй". Le souvenir se laisse enclore dans une image oщ il est йternisй et sublimй en vйritй stable. Un tableau se prйsente comme un objet susceptible de subir l'usure du temps : les couleurs se voilent, la peinture s'йcaille...Ce qui ratifie l'action fatale du temps. Mais, les idйes du tableau йchappent au temps, elles sont ce qui existent toujours 3. Le monde visible est un phйnomиne nul en soi, et auquel ce qui se


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1. Maurice Blanchot 2 articles de la NRF Aoыt - Septembre 1954 repris dans l'Espace littйraire
2. Kristera
3. Schopenhauer, le monde comme volontй
manifeste en lui, l'idйe prкte une signification. Les choses et les кtres ont une existence apparente, relative. Seule existe l'idйe de la chose.


Ainsi, la Recherche est dominйe par une dimension mйlancolique. Elle rejoint la finalitй picturale qui est la cйlйbration de ce qui est perdu dans un figement paradoxal du "fugace", mais le saisissement n'est qu'illusoire, elle secrиte en fait une rйalitй autre, d'oщ йmane l'Idйe. Le tableau contrevient alors а l'idйe de fugacitй irrйmйdiable. La temporalitй, comme celle de La Recherche, est celle d'un "temps autre", dйsincarnй, йternel.




b. La prйsence mйlancolique de la peinture



La peinture est toujours ce figement temporel qui contrevient а l'idйe de fugace. Elle fixe, et organise une йternitй. Mais, il ne faut pas considйrer le tableau comme un objet simple. C'est une piиce toujours unique, irreproductible et prisonniиre dans son espace propre. Son appropriation est toujours ressaisie par la fugacitй de l'expйrience. Quand bien mкme PROUST dit le possйder, tout le travail de La Recherche montre cette possession comme illusoire.


Le tableau est toujours le souvenir d'un temps perdu de prйsence. Il est le plus souvent "vu" dans un instant privilйgiй qui ne dure pas. Dans les musйes, il reste toujours sйparй, lointain. Puis, on le possиde rarement chez soi en tant que piиce authentique, ou alors posй parmi une surcharge d'objets, il perd de sa valeur1 :


"Notre temps a la manie de vouloir ne montrer les choses qu'avec ce qui les entoure dans la rйalitй, et par lа supprimer l'essentiel, l'acte de l'esprit qui les isola d'elle. On "prйsente" un tableau au milieu de meubles, de bibelots, de tenture de la mкme йpoque".


Il devient "bibelot", simple accessoire de dйcoration, pour compenser le "blanc" des murs, comme ces images de la lanterne magique qui apaisent une angoisse de vide. Le figement du temps, on ne le "voit pas". parfois, on y jette un regard furtif et superficiel, qui n'engendre que des




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1. P213 - 214 JF
discours mondains et stupides. Ce genre de commentaires sans valeur se vit dans La Recherche sous le mode ironique. On songe par exemple aux jugements idiots de Mme Cottard1 :


"Je trouve que la premiиre qualitй d'un portrait, surtout quand il coыte 10 000 francs, est d'кtre ressemblant et d'un ressemblance agrйable.


Outre ces remarques ironiques, on conteste un discours qui parle vraiment de la peinture mais en la dйrobant. Le discours fragmente inйvitablement la peinture par une localisation sur les dйtails qui met en perte la toile. Ce n'est plus en chef-d'oeuvre pictural. Sans cesse, il parle de la peinture alors que, dans un discours, elle perd le , les tableaux circulent, mais comme double illusoire, comme reproduction, photographie, gravure...Ainsi, La Recherche mйmorise des tableaux, mais ceux-ci ne sont plus de la peinture. Swann donne au Narrateur des photographies de grand chef-d'oeuvre de COROT, TURNER, Hubert ROBERT2...Le Narrateur - enfant expйrimente la peinture par ce qui n'en est plus. Swann croit s'кtre appropriй Odette en posant prиs de son lit une photographie reproduisant le chef-d'oeuvre de BOTICELLI3 :


"Il plaзa sur une table de travail, comme une photographie d'Odette, une reproduction de la fille de Tethro".


Il subit un double йchec. Il s'agit toujours d'йchapper а une destitution. Swann restitue la prйsence d'un tableau qu'il ne peut possйder en se procurant une reproduction. Il mйmorise en quelque sorte un tableau qui n'est plus de la peinture, mais un "double" de la peinture. Il parle sans cesse de ce qui n'est pas de la peinture. Il convoque les rйfйrences culturelles, , mais toujours en tant que "doublure". Ainsi, il fait rйfйrence а ce chef-d'oeuvre de VINCI, mais en tant que reproduit sur une gravure4 :


"Les gravures anciennes de la Cиne ou ce tableau de Gentile BELLINI dans lesquels l'on vit en un йtat qui n'existe plus aujourd'hui le chef d'oeuvre de VINCI et le portrait de Saint Marc".



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1. P513 CS
2. P137 I
3. P344 I
4. P
La peinture organise l'йternitй, mais le systиme de reprйsentation est hypothйquй par PROUST. Il sombre dans le piиge de la rйfйrence. C'est une restitution nostalgique de ce qui ne se saisit pas. La peinture mйlancolique fait retour dans une rйalitй d'une expйrience fugace.
A 1. La mиre



Dans La Recherche, tout est volontй de rйcupйrer une prйsence а la mиre. Il existe un manque а celle-ci et une culpabilitй. C'est une йcriture qui rejoue sans cesse la sйparation.

PROUST impose un dйguisement minimal а la figure maternelle qui est au centre de toutes les intermittences de coeur, au centre de l'angoisse et de toute culpabilitй. La mиre, c'est la figure de l'absence : elle est dйfinitivement morte et il s'acharne а rйcupйrer une prйsence а celle-ci.



La cйlиbre scиne du baiser1 refusй au coucher, racontйe dans Jean Santeuil et reprise dans Du Cфtй de chez Swann, nous impose l'image d'une mиre aimйe avec une voracitй exclusive. Il se souvient de ce vif dйsir de possйder le corps de sa mиre et de la frustration а laquelle elle conduit2 :


"Ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment oщ je l'entendais monter (...) йtait pour moi un moment douloureux. Il annonзait celui qui allait suivre, oщ elle m'aurait quittй, oщ elle serait redescendue".


Il retourne au manque originel : le dйsir du corps de la mиre est entravй3 :


"Je savais que le plus grand dйsir que j'eusse au monde, garder ma mиre dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes йtait trop en opposition avec les nйcessitйs de la vie".


La mиre est а l'origine d'une йcriture oщ se profile une violence du dйsir, une contrition dans les images sexuelles, un sexe sadique qui mкle jouissance et culpabilitй. La face maternelle domine tout un dispositif de signes qui sont absents dans La Recherche, mais qui gouvernent tout. Elle est reprйsentйe comme un systиme pictural. En peinture, il existe toujours un signe qui ressemble а un signe qui n'est pas et les constitue tous. Il est le produit expressif et absent sur la toile, donnant vie а la reprйsentation. Il est invisible et programme tout, comme une pulsion. C'est par exemple une femme qui se peint inlassablement. Dans toutes les reprйsentations, l'artiste peint la femme dans une



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1. P122 CS Notons que la scиne du baiser est l'occasion de la 1иre suggestion picturale
2. P106 CS
3. P140 CS
mкme position. Il semble кtre а l'affыt d'une vйritй qui lui est propre :


"Toutes celles qu'a peintes Elstir et que toujours, si diffйrentes qu'elles puissent кtre, il a aimй camper ainsi de face".


Dans l'oeuvre de PROUST, c'est la mиre qui revient sans cesse, comme une obsession, comme quelque chose de pulsionnel et d'essentiel. Elle revient toujours, mais on ne la voit pas. Elle renvoie а un dйsir fondamental. Le conflit њdipien gouverne frйquemment la peinture. La mиre est au centre de l'oeuvre de VAILLARD; elle revient souvent chez MATISSE. Celui-ci1 peignant La Femme au Chapeau nous renvoie а une structure parentale : femme / fils / mиre. Selon MATISSE lui-mкme, la rйvйlation de sa vie dans l'йtude du portrait est venue au fils "en pensant а sa mиre". Il йcrit :


"Je fus surpris de reconnaоtre la face de ma mиre".


On pourrait dire en consйquence que la "vie" de la femme peinte c'est la pensйe de la mиre, mкme si le modиle en йtait la femme du peintre. On retrouve chez PROUST une mкme construction de la figure dйpecйe de la mиre. Le trajet de l'oeuvre est trahi par une opйration inconsciente. L'absence de la mиre mine la phrase monstrueuse de PROUST. La phrase se gonfle du dйsir а la mиre. Elle se "boursoufle" pour aller plus avant vers l'origine. Les rйcits, sans vйritable fin, qui se dissipent et s'йgarent autour d'un point vide, rejouent la relation а la mиre absente. Il y va du texte comme de l'amour maternel : son centre fuit а mesure qu'il le cerne. C'est une poursuite infernale de la figure maternelle. La mиre, figure morcelйe, dйtйriorйe, ne cesse d'кtre reconstituйe, consommйe sous toutes ses formes. C'est une sorte de cannibalisme et de dйsir qui ne se retient pas. La mиre est omniprйsente dans La Recherche. C'est dans le manque а celle-ci que s'origine la nйcessitй d'йcriture. Ce que veut PROUST, c'est retourner dans le ventre de la gйnitrix, qui est aussi gйnitor. Cette volontй de rйgression au stade anal, de retour а l'origine est manifeste dans l'йpisode des Carafes de la Vivonne2. Le Narrateur, suivant le bord du fleuve, accиde aux ruines d'une citй autrement ancienne. Ce sont les "vestiges d'un Combray primitif". Joan ROSAXO, qui a consacrй un article "aux sources de la Vivonne", montre qu'il s'agit d'un retour а une nuit originelle :


"Cette citй mйdiйvale а demi descendue dans la terre fait
penser а la crypte de Combray s'enfonзant dans une nuit mйrovingienne"





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1. Marcelin Pleynet
2. P280 CS - cf article de Joan Rosaxo : Aux sources de la Vivonne
C'est un retour aux sources d'une dimension historique, mais aussi personnelle car l'enfant s'interroge sur la vie et ses origines. C'est1 :


"Un pиlerinage aux sources de la vie naturelle, une mйditation sur le mystиre de la naissance".


Les carafes procurent une jouissance, parce que recelant une fraоcheur "dйlicieuse", elles ont la capacitй de le faire "rкver" а un retour а une dimension maternelle.

Le Docteur MILLER a йtudiй les symboles, les personnages comme images sublimйes de la crise њdipienne, le dйsir de la mиre qui s'incarne dans le thиme de la mer ou de la chambre. A l'origine de toutes les images travaillйes de PROUST, il y a ce mкme traumatisme de l'enfance. Nous savons dйjа2 que toutes les femmes de La Recherche sont comme des doubles de la mиre. PROUST/Narrateur rejoue le manque а celle-ci. Les femmes sont dйsirables et "donnent а йcrire", car elles crйent une sexualitй problйmatique. Elles sont toujours insaisissables. Swann tombe amoureux d'Odette le soir oщ il ne la trouve pas chez les Verdurins et la cherche toute la soirйe. Le "fugace" de la femme est consubstantiel au dйsir. C'est l'agitation douloureuse suscitйe par le mystиre et l'absence qui fait йclore ou s'йpanouir le sentiment amoureux. Le Narrateur qui ne connaоt pas encore Albertine est enivrй par ce qu'elle offre d'inconnu3 :


"La soif (...) d'une vie que mon вme, parce qu'elle n'en avait jamais reзu jusqu'ici une seule goutte absorberaient d'autant plus avidement, а longs traits, dans une plus parfaite inhibition".


PROUST/Narrateur rкve de la transgression de l'espace interdit de la femme : le lieu maternel de l'infraction. Au bord de chaque rйvйlation d'une consistance, d'une йpaisseur voluptueuse, il est en attente, le corps en avant. Le manque а la mиre et le dйsir de transgression de l'espace maternel se rejouent sans cesse. Toute impression fugitive creuse en lui un songe. Il s'apprкte а courir aprиs une mouvance, un spasme, un frisson. Tout est liй а une problйmatique de "l'autre" inabordable et fuyant. Il existe une dimension de manque dans les objets а йlucider, comme le rйvиle, par exemple, le "zut, zut, zut" dans l'йpisode de la mare de Montjouvain4. Le dйsir proustien est toujours liй а un manque essentiel, а une sorte d'obsession de la mиre. Elle est cet espace de fragilitй intouchable qui impose la frustration et l'excitation inquiиte du dйsir. Le "zut" qui se rйpиte prиs de la mare de Montjouvain est une autocastration primitive et nйcessaire. Le lieu maternel se situe lа oщ s'angoisse le dйsir et oщ s'impose le dйploiement imaginaire pour compenser la frustration. Le lieu

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1. Dc Milton et Miller : Psychanalyse de Proust dans son oeuvre
2. I.A.1.c
3. P361 JF
4. P266 CS
maternel devient un lieu de naissance et de "surgi" qui renvoie au motif de la mer. Celle-ci est un lieu de naissance et de consйcration. Palpite en elle toute la richesse dissimulйe de l'eau. Elle est un "surgi" toujours recommencй, toujours neuf. La mer, c'est ce qui apaise face а la frustration du "surgi" maternel. Constamment, nous rencontrons dans La Recherche le dйsir de cassure protectrice et de retour. Tout ce qui renvoie а la "fugacitй" de la mиre incite PROUST/Narrateur а йcouter la vie qu'il veut toujours naissance et renaissante dans son absentement, sa bйance, sa mort mкme. Seule l'йcriture peut rйparer cette mort de la mиre. L'oeuvre d'art est la seule issue. Pour compenser l'absence, il s'agit de "s'enfanter soi-mкme" dans l'йcriture1 :


"Si la prйsence continuelle de l'autre dйtermine l'absence а soi, la prйsence а soi exigera l'absence йternelle de l'autre sans lequel il est important d'кtre soi".


Le lieu maternel devient ce lieu de procrйation et de perpйtuelle crйation. La mиre est mйtonymie du manque а la femme, de Saint Hilaire, des clochers de Martinville. Le but esthйtique proustien est lа, dans la volontй de capter ce2 :


"Quelque chose qu'ils (les clochers) semblaient contenir et dйrober а la fois"


Jusqu'au moment oщ il parvient а fixer :


"Une pensйe qui n'existait pas pour moi l'instant avant (...) (et) qui se formule en mots dans ma tкte".


La jouissance et la torture du dйsir de transgression se lisent partout. Le baiser refusй, la madeleine laissaient deviner que ces alternances d'exaltation et de dйception dйclenchйes aussi bien devant une fleur que dans un paysage marin, йtaient programmйes par l'amour de la mиre. Elle impose une йnorme frustration et incite PROUST/Narrateur а "accoucher" de lui-mкme.








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1. P Doubrovski Kristera
2. P Clocher de Saint Hilaire


L'image maternelle est comme une fantasmagorie du regard proustien. Elle est ce signe qui si lit partout et ne se voit pas. Elle s'impose dans La Recherche selon un mйcanisme pictural d'inscription de l'invisible dans le visible - ou lisible. elle set а l'origine de ce dйsir qui s'investit dans tout pour rйcupйrer une йpaisseur au monde. PROUST йrige, dans son oeuvre, le corps morcelй, dйpecй, refoulй de la face maternelle. Elle intиgre tout, mais elle est toujours absente. Elle frustre, mais conduit а "l'enfantement" de l'йcrivain dans son oeuvre. L'йcriture proustienne transgresse l'espace et l'interdiction de la mиre. Le dйsir est dйviй. La langue et le sexe, bouleversйs par la face maternelle, marquent la complexitй de La Recherche.


2. Sexualisation - absorption - La transgression du dйsir




PROUST cherche а pйnйtrer le secret de la "transsubstantiation" en frayant sa voie parmi les sensations, mais aussi par l'aveu d'un йrotisme qui agit et dйborde de plus en plus la mйmoire involontaire du Narrateur. Contre Ruskin, il s'en libиre. L'obscйnitй du sexe reprйsente sa plus intime fascination. Il "passe а l'acte" dans un vertigineux dйploiement poйtique de l'imaginaire. Il йrige le corps et le sexe dans le monde et dans la peinture. Il fait йclater ses fantasmes lа oщ s'imposait une frustration. Il dit tout son dйsir dans l'йcriture. Il "absorbe" verbalement le monde et la peinture pour rйsorber une impossible possession. Il transpose tout dans le domaine du jouissif et du consommable pour ingurgiter l'insaisissable face maternelle.

C'est un mйcanisme pictural de "transmutation" des matiиres pour y investir un dйbordement libidinal. Le "voir" pictural est du "non voir" qui accueille le dйsir.




a. La sexualisation de l'image



Un immense dйsir et une sensualitй dйbordante dйvorent le "je" de La Recherche. Au-delа des frustrations, de l'absence maternelle, de la fuite, la rйalitй а l'oeuvre est le dйsir : le dйsir immense а la mиre et au monde. L'essentiel est le rкve d'une compensation par un jaillissement dans l'йcriture : le jet йjaculatoire qui diffuse son йclaboussure rafraоchissante sur tout le paysage sexualisй par lui.

Les reprйsentations proustiennes sont comme l'image picturale : l'exhibition spйculaire du dйsir et du sexe1 :


"Le sexe est le voile de l'oeil (...) Dиs que le sexe apparaоt dans l'image, tout est couvert par lui, si bien qu'а l'instant oщ l'on croit tout voir, on ne voit plus rien".





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1. B. Noлl - Onze romans d'Oeil P59
Le sexe se cache et se montre. Surabondant, il attire а lui tout le sens.

La Recherche n'est pas un roman sur le temps, mais sur le corps qui renoue au monde ne y investissant un puissant dйsir, en le transfigurant et le sexualisant par la mйtaphore. Tout objet disparaоt au profit de la jouissance, et il y a transgression d'un espace d'effraction par l'image йrotique.



PROUST manifeste un corps йmu et inquiet de son dйsir. Le Narrateur/enfant se laissait dйjа fasciner par une scиne йrotique de la lanterne magique1 :


"Au pas saccadй de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forкt triangulaire qui veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avanзait en tressautant vers le chвteau de la pauvre Geneviиve de Brabant".


La Recherche manifeste un monde oщ s'investit une immense errance йrotique. Un foisonnement de mйtaphores sensuelles sont liйes а une jubilation scopique. PROUST a un rapport йrotique aux choses. Il manifeste constamment la volontй de les pйnйtrer, de les inciter а se dйnuder, se dйshabiller...puis il les fait gonfler, йclater, jouir, germer dans les mots. Il rкve d'un mouvement fusant dans l'objet qui libиre son dйsir. Le secret qui se dйlivre des clochers de Martinville c'est trois corps de femmes. Leur dйlicate silhouette se dresse dans le dйcor et le sensualise2 :


"Je les aperзus une derniиre fois de trиs loin, qui n'йtaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils (les clochers) me faisaient penser aussi aux trois filles d'une lйgende, abandonnйes dans une solitude oщ tombait dйjа l'obscuritй; et tandis que nous nous йloignons au galop, je les vis timidement chercher leur chemin, et aprиs quelques gauches trйbuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l'un derriиre l'autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu'une seule forme noire, charmante et rйsignйe, et s'effacer dans la nuit".




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1. P CS
2. P296 CS
Une extrкme sensitivitй investit les paysages proustiens. C'est comme une vibration du corps qui les traverse et les transmue. C'est une "йjaculation" mйtaphorique qui fait jaillir de la vie. Les objets de La Recherche n'ont de rйalitй que dans celle du dйsir du Narrateur. Dans son exaltation, il sexualise les formes d'un paysage marin1 :


"La mer (...), les seins bombйs des premiиres falaises, le ciel oщ la lune n'йtait pas encore montйe au zйnith, tout cela semblait plus lйger а porter que des plumes pour les globes de mes prunelles".


Son regard se porte avec jouissance sur le bombage des falaises. C'est le "rond", le "bombй" qui renvoie aux "seins maternels". Les falaises et la mer se gonflent et s'enflent sensuellement. C'est un йpanouissement glorieux des йlйments naturels qui apaise le regard, "plus lйger а porter que des plumes pour les globes de mes prunelles". La mйtaphore йrotique assouvit un rкve de transgression de l'interdit des matiиres. Tout devient sexe pour pйnйtrer imaginairement l'espace maternel d'effraction.

Dans la scиne du baiser, l'anxiйtй du Narrateur/enfant se rйsorbe quand il pйnиtre imaginairement l'espace interdit de la salle а manger oщ est sa mиre2 :


"Aussitфt mon anxiйtй tomba (...) puisque cette salle а manger interdite, hostile (...) s'ouvrait а moi, et comme un fruit doux qui brise son enveloppe allait faire jaillir, projeter jusqu'а mon coeur enivrй l'attention de maman tandis qu'elle lirait ses lignes".


C'est le motif du fruit qui fait gicler son contenu. Et celui-ci n'est autre que la substance maternelle elle-mкme, interdite а la soif et au baiser de l'enfant.

Le Narrateur rкve d'une transgression de l'espace interdit de la mиre. Ce rкve de contenu, pourtant irrйmйdiablement dйrobй au rйel et au visible, provoque la jouissance. Tout n'est que rкve de jouissance, de compensation de la frustration par le jaillissement du fantasme dans l'йcriture. Beaucoup d'objets insolites sont ainsi sexualisйs pour faire йclater le dйsir maternel. Philippe LEJEUNE3 a йtudiй la madeleine comme objet fantasmatique reprйsentant le corps fйminin, trempйe dans le thй, elle est l'image de la communion et du "rapport nutritif oral avec la mиre". Il s'attache aussi а l'йglise de Combray comme renvoyant au ventre de la mиre, ou а la chambre du Narrateur comme symbole d'une union et d'un dйsir а la mиre.

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1. P493 JF
2. P124 CS
3. P. Lejeune
PROUST a constamment un rapport йrotique aux choses. Ce qu'il scrute dans un paysage, c'est une femme qui va apparaоtre et disparaоtre1 :


"Errer dans les bois de Roussainville sans une paysanne а embrasser, c'йtait ne pas connaоtre de ces bois le trйsor cachй, la beautй profonde (...) Il me semblait que la beautй des arbres, c'йtait encore la sienne et que l'вme de ces horizons, du village de Roussainville, des livres que je lisais cette annйe-lа, son baiser me la livrerait".


La beautй d'un dйcor est ce qui se prolonge dans l'imaginaire du dйsir. Les paysages se "gonflent" d'une exaltation libidinale dans l'impatience d'y voir surgir une femme. Le Narrateur fait se dйployer les corps de "belles promeneuses" dans le paysage pour se consoler de leur impossible maоtrise. Ainsi, dans les allйes des Acacias2 :


"L'exaltation que j'йprouvais n'йtait pas causйe par l'admiration de l'automne, mais par un dйsir. Grande source d'une joie que l'вme ressent d'abord sans en reconnaоtre la cause, sans en comprendre que rien en dehors ne la motive (...) Ainsi regardais-je les arbres avec une tendresse insatisfaite qui les dйpassait et se portait а mon insu vers ce chef-d'oeuvre de belles promeneuses".


C'est une recherche compensatrice qui conduit а la sexualisation ou l'йrotisation. C'est un dйsir immense et insatisfait qui jaillit sur tout le paysage. Le Narrateur rкve de rencontrer Melle Swann qu'il ne connaоt pas encore. Il aperзoit alors sur l'herbe, comme un signe de la prйsence possible de Gilberte, un couffin oubliй а cфtй d'une ligne dont le bouchon flotte sur l'eau. Le morceau de liиge se dresse, symbole phallique d'un trouble du dйsir3 :


"Le trouble oщ m'avait jetй la vue du flotteur de liиge en semblant l'entraоner а toute vitesse sur les йtendues silencieuses du ciel reflйtй, presque vertical, il paraissait prкt а plonger".


Il transpose sa jubilation sur le petit bouchon de liиge. Son dйsir impatient et inassouvi


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1. P267 JF
2. P568 CS
3. P CS
de voir surgir Gilberte se satisfait dans une compensation de l'oeil. C'est une йbauche de possession. Les fleurs sont ainsi sans cesse regardйes comme renvoyant au corps de la femme : elles rйpondent а un rкve de possible maоtrise du corps fйminin. Elles sont sexualisйes pour pallier le manque а la femme. Elles sont un substitut pour la sexualitй. Elles sont ainsi toujours liйes а l'йrotique. Dйjа Franзoise dйclarait dans un dicton singuliиrement cru1 :


"Qui du cul d'un chien s'amourache, lui paraоt une rose".


Dans "Un Amour de Swann", la fleur est liйe а toute pratique sexuelle : l'йrotique est traduit par l'expression "faire catelya". Les fleurs sont continuellement sexualisйes par la transmutation mйtaphorique. Les йglantines apparaissent comme revкtues d'un vкtement de femme. PROUST transpose la coquetterie fйminine sur le paysage fleuri2 :


"(Elles) montreraient elles aussi en plein soleil le mкme chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu'un souffle dйfait".


La fleur est le symbole de la fйminitй dйsirable3 :


"Quelle que fut la femme que j'йvoquais, des grappes de fleurs violettes et rougeвtres s'йlevaient aussitфt de chaque cфtй d'elle comme des couleurs complйmentaires".


Elle renvoie au thиme floral de la sensualitй et de l'euphorie. Elle colore le dйsir proustien d'un dimension d'origine et de puretй. Elles sont l'image d'une йrection sensuelle. Le Narrateur semble vouloir constamment recrйer autour de lui un monde de l'alacritй, de la sensualitй et de la jouissance au-delа de la rйalitй frustrante. Il se dйlecte de la vue des aubйpines, il les enlace imaginairement, s'unit а elles, en oubliant l'inaccessibilitй d'Odette. Les fleurs s'offrent; tout son corps se porte en avant d'elles. l'йcriture semble haleter dans un йlan de la jouissance4 :


"J'avais beau rester devant les aubйpines а respirer, а porter devant ma pensйe qui ne savait ce qu'elle devait en faire, а perdre, а retrouver leur invisible et fixe odeur, а munir au
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1. P
2. P247 CS
3. P188 CS
4. P247 CS
rythme qui jetait leurs fleurs, ici et lа, avec une allйgresse juvйnile et а des intervalles musicaux, elles m'offraient indйfiniment le mкme charme avec une profusion inйpuisable".


Le dйsir se compense dans l'imaginaire de la fleur. Ainsi, le dйsir des Nymphйas de la Vivonne prolonge celui des joues de Melle Lermania1, ou le dйsir des aubйpines prolonge celui des joues de Gilberte ou de Melle de Vinteuil. Tout n'est que rкve de jouissance et illusion de possession des corps par le dйploiement verbal de l'imaginaire.



PROUST sexualise, йrotise les paysages. Il y fait jaillir la substance de son dйsir. La genиse de l'йcriture se situe dans une frustration. Le regard se perd dans le dйsir du corps. PROUST ne se sйpare pas d'un mйcanisme pictural de "transmutation" des choses qui s'opиre toujours dans la peinture par un investissement nettement libidinal.





b. L"absorption"




PROUST est а l'affыt d'une issue libidinale. Son oeuvre est un travail de rкverie qui donne l'occasion d'une libйration dйfoulante. Il compense par l'йcriture du dйsir une impossible appropriation de ce qui le sollicite. Il va jusqu'а absorber et dйglutiner, par les mots, les choses et les personnes. Il dйverse ses fantasmes par la mйtaphore alimentaire.



Il existe un impossible saisissement du "fugace" qui est dйjouй par l'imaginaire du dйsir. Le Narrateur peut toucher et ingurgiter les choses et les corps. Face а l'impossible maоtrise du rйel, il multiplie les opйrations de mйtaphores alimentaires. L'aliment proustien a une charge affective et libidinale pour dire la puissance du dйsir. Il prend le plus souvent place dans La Recherche sous le mode euphorique et fantasmatique. Il est liй au dйsir et au fantasme. Ainsi, l'atmosphиre de la chambre de Tante Lйonie devient un gвteau d'odeurs. L'espace s'arrondit, se gonfle rкveusement. S'y investit en effet un dйsir de consistance savoureuse2 :



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1. P257 JF
2. P148 CS
"Le feu cuisant comme une pвte les appйtissantes odeurs dont l'air de la chambre йtait tout grumeleux et qu'avait fait travailler et "lever" la fraоcheur humide et ensoleillйe du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gвteau provincial".


La mйtaphore tisse ce rкve d'йpaisseur palpable et ingurgitable de l'air. Elle "transmue" l'espace en un aliment absorbable. C'est un "rкve" de consommation de ce qui est par nature insaisissable. Beaucoup d'exemples montrent la liaison de l'aliment et du dйsir, voire de l'йrotique. Il s'impose comme pouvant combler une frustration de la pйnйtration. A travers l'onction des asperges, le Narrateur dйguste la chair fйminine1 :


"Il me semblait que ces nuances cйlestes trahissaient les dйlicieuses crйatures qui s'йtaient amusйes а se mйtamorphoser en lйgumes et qui а travers le dйguisement de leur chair comestible et ferme laissaient apercevoir (...) cette essence prйcieuse".


Elles se dressent comme des symboles phalliques qui dйguisent un appйtit sexuel. En elles se cachent de "dйlicieuses crйatures" а la "chair comestible" et "ferme". Elles renvoient а un йnorme dйsir proustien de la chair. Il existe une rйelle censure constante des corps convoitйs et intouchables que cela dйchaоne le dйsir du regard et les mйtaphores. De mкme, les fraises йcrasйes dans le fromage blanc sont apparentйes aux joues rouges de Melle de Vinteuil; ou encore la fleur, qui lui suggиre la femme, est rкvйe comme aussi comestible qu'un dessert. La tendresse des couleurs engendre le dйsir de l'absorption2 :


"J'apprйciais plus le fromage а la crиme rose, celui oщ l'on m'avait permis d'йcraser les fraises. Et justement ces fleurs avaient choisi une de ces teintes de choses mangeables".


La mйtaphore culinaire est un acte de possession oral imaginaire. Il transpose le comestible sur ce qu'il voit pour se donner l'illusion de maоtrise de ce qui est liй а un insaisissable mystиre. Ainsi, le clocher de l'йglise de Combray est assimilй а une brioche. Philippe LEJEUNE y voit un phallus sensuel. Le sexe et l'ingйrable se mкlent. Il unit le monument phallique а un aliment pour pйnйtrer fictivement son mystиre en le rкvant comme absorbable dans le corps. La mйtaphore



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1. P248 CS
2. P227 CS
culinaire est liйe а une focalisation pulsionnelle, au "nodal"1 :


"Attachйe а satisfaire une certaine appйtence substantielle"


PROUST "йjacule" son dйsir de consistance sur les paysages pour pouvoir les ingurgiter. Son йcriture manifeste un monstrueux lyrisme gourmand. Il rкve de possйder la mer - ou la mиre - en la mйtaphorisant en comestible2 :


"Une bande de ciel rouge au-dessus de la mer compacte et coupante comme de la gelйe de viande, puis bientфt, sur la mer dйjа froide et bleue comme le poisson appelй mulet, le ciel du mкme rose qu'un de ces saumons que nous nous ferions servir tout а l'heure а Rive Belle"...


C'est une gigantesque transsubstantiation euphorique du paysage marin. C'est l'espace maternel transposй qui se rкve comme pouvant кtre dйgluti.



PROUST/Narrateur bouleverse constamment les espaces par l'excиs de corps. C'est un regard qui s'aveugle dans un surplus de dйsir. Tout est travaillй par une rкverie libidinale. Tout est "transmuй" dans une йcriture excessive, hypertrophiйe. L'oeil dйsirant absorbe tout, rкve d'ingйrence, de dйglutition, pour consoler une dйception premiиre du "voir" et de l'impossible maоtrise des chairs.














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1. P1617 J.P. Richard
2. P369 JF
La frustration du dйsir а la mиre, а la femme et au monde, qui se lit dans La Recherche, se prolonge dans une frustration а la peinture. Un tableau ne se voit pas : il frustre le regard. C'est un objet mйlancolique qui ne se possиde pas. Il ne peut qu'кtre dйsirй. PROUST accepte de le perdre. Il va jusqu'а en organiser excessivement la perte. Mais, il absorbe imaginairement ce qu'il ne peut possйder. Les tableaux de La Recherche se dйrobent et se perdent dans le discours, mais ils ont rйcupйrйs dans une rкverie йrotique. PROUST les "transmue" en йcriture du dйsir pour les dйglutir imaginairement.



La peinture de La Recherche est liйe au corps. PROUST y йrige du corps. Le corps fanй et vulgaire d'Odette de Crйcy s'impose dans le tableau de BOTICELLI, le corps laid et engrossй de la jeune fille de cuisine impose sa lourdeur au de GIOTTO. C'est constamment du corps qui est repйrй dans les fresques et les tableaux de MANTIGNA, GIOTTO, GOYA...Il propose une suspension du regard et une rкverie du corps dans la peinture qui est toujours absente. Il s'agit d'un refus de jugement esthйtique. Celui-ci est perverti. Il n'a pas de place dans La Recherche. En dressant du corporel dans le tableau, il le transpose dans le domaine de ce dont on peut jouir. Il rкve d'une possibilitй de possession de la peinture. Il compense la frustration inйvitable du "voir" par l'expйrience de l'ingйrence. Il convoque REMBRANDT dans un dйcor oщ trфne un "gвteau architectural"1; il fait appel а MICHEL-ANGE pour mettre en valeur les choix culinaires de Franзoise2; la scиne des asperges mиne а la rйfйrence а Giotto. La rйfйrence picturale est liйe au consommable. La jouissance de la peinture se joue sur cette transmutation par l'йcriture du "non voir" pictural en possible consommation. C'est une nouvelle approche du pictural comme liй au corps et а l'ingйrable pour combler une frustration. Swann a l'illusion de pouvoir possйder un chef-d'oeuvre vers lequel il tend tout son dйsir3 :


"Le baiser et la possession (...) venant couronner l'adoration d'une piиce de musйe, lui parurent devoir кtre surnaturel et dйlicieux".


L'йcriture sur la peinture aurait pour fonction de consoler d'une impossible appropriation. Un espace de consistance se rкve comme consommable : le manque а la mиre se rejoue encore pour кtre compenser. Le discours du "Port de Carguthat" se gonfle indйfiniment dans un excиs d'йcriture. Il compense l'impossible "voir" par une turgescence de paroles qui dit le dйsir. Il investit un dйsir йnorme dans le tableau. Il ne rattrape pas le pictural mais il dit un retour essentiel dans un regard dйsirant.

La culture est chassйe dans La Recherche, mais elle y fait en quelque sorte retour dans un dйbordement de dйsir. Au-delа de la perversion picturale, PROUST dit l'йmergence du corps et


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1. P77 JF
2. P17 JF
3. P344 CS
du dйsir dans le "voir" qui est "non voir". Il impose une hors culture dans la culture. C'est un dйpassement du culturel par un regard de dйsir. La rйfйrence culturelle йclate et disparaоt dans le discours proustien, mais elle survit encore dans une hors culture essentielle, puisqu'elle est rкve d'ingйrence d'un foyer de consistance maternelle. C'est une culture dйplacйe dans un dйbordement de dйsir, de sensualitй, d'йrotisme du regard. PROUST ne voit plus rien. Il ne voit plus que sont dйsir, il voit ce dont il rкve et veut jouir. Le dйsir excessif est la seule rйalitй en oeuvre dans le pictural de La Recherche.





c. Le lecteur/spectateur




La crйation d'une oeuvre d'art est toujours en tandem : composition et interprйtation interfиrent. C'est le point de convergence de tout art. Le geste crйateur du lecteur d'une oeuvre littйraire constitue le devenir de l'oeuvre. Le geste d'interprйtation d'un tableau par le spectateur fait partie prenante de la crйation initiale. Quand on regarde une peinture, on entre dans le crйation, on se l'approprie, on la fait sienne on la recrйe, on la dйpasse :


"L'art est immobile. On l'accroche et il attend le passant. Leur rencontre a pour rиgle le face-а-face".



La Recherche, dans sa multiformйitй et ses "creux", laisse place а l'investigation du lecteur. La structure ne s'enferme pas dans un systиme, n'implique pas "une marche а suivre", mais offre une ouverture. Les effets de "clair obscur", les glissement structurels incitent le lecteur а une lecture poйtique et crйatrice. Le "fugace" de la construction est un enjeu artistique. Il impose une investigation compositionnelle. Nous pouvons inscrire notre "geste" dans l'йcriture de La Recherche, ce qui induit une identitй gestuelle avec la peinture. Le geste du peintre est toujours continuй par celui qui entre en contact avec l'oeuvre. Celle-ci s'йlabore dans un geste crйatif sans cesse renouvelй. Le temps de l'oeuvre d'art passe "d'origine en origine". La vйritй d'un tableau est toujours orientйe par le dйsir d'identification. La Recherche s'apparente а une machine moderne. Une grande libertй nous est laissйe. Au XXe siиcle, chaque tableau exige du spectateur un regard actif et crйateur. A l'instar du signe pictural, le signe littйraire proustien est en perpйtuel devenir1 :




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1. P Deleuze cite TR III P 1033
"Au logos s'oppose l'antilogos, machine et machinerie dont le sens dйpend uniquement du fonctionnement, et le fonctionnement des piиces dйtachйes. l'oeuvre d'art moderne n'a pas un problиme de sens mais un problиme d'usage".


Les signes se dissolvent, se transforment en flux multiples. L'oeuvre d'art se dйtache toujours quelque peu de l'aventure intйrieure qui donne naissance. Tout tableau reste toujours plus ouvert que les textes car la peinture est silencieuse, on peut donc tout en dire. Pourtant dans La Recherche, il existe un va et vient possible entre la libertй de l'imaginaire et les interfйrences individuelles, les souvenirs, les images nйes de la rкverie intime. La Recherche dйplie l'opacitй de sensations, de souffrances, de dйsirs, d'idйes qui participent de notre propre vie sensuelle, йrotique, extatique...Elle nous propose un univers psychique extrкmement complexifiй. PROUST recueille des vйritйs du monde et des кtres, le temps des excиs sensuels, fantasmatiques, le temps des illusions, des angoisses...Il nous happe par un langage de paradoxes. Il retrouve ce que nous ne pouvions dire de nous. Les mots et ses perceptions prennent corps en nous, il nous contamine, nous ouvre а nous-mкmes. On s'approprie tout, les idйes, les sensations, les secrets. On retrouve peu а peu la mйmoire de notre expйrience.

Dans La Recherche, il existe une ouverture а l'autre dans les reprйsentations. PROSUT soulignait cette nйcessaire translation entre l'artiste et l'autre rйciproque dans la prйface de la Bible d'Amiens1 :


"L'homme de gйnie ne peut donner naissance а des oeuvres qui ne mourront pas qu'en les crйant а l'image non de l'кtre mortel qu'il est, mais de l'exemplaire d'humanitй qu'il porte en lui".


PROUST/Narrateur extirpe des traces en lui, comme le peintre met а dйcouvert dans le tableau une part obscure de lui-mкme. Il existe un mouvement commun d'extйriorisation et d'intйriorisation. Et pour le lecteur ou spectateur, le mouvement est inverse : c'est un mouvement d'intйriorisation de l'extйriorisation. A la lecture de La Recherche, on extirpe quelque chose de soi. Comme а la vue d'un tableau, on rйcupиre toujours en soi quelques traces qui n'йtaient qu'absence йpaisse. Les traces fugaces extйriorisйes par le peintre figent nos traces, notre fugace. Dans la peinture comme chez PROUST, on jouit d'une identification а l'autre qui permet de jouir de notre propre expйrience. Dans l'oeuvre proustienne, il existe une cruautй dans cette identification. Nous retrouvons la logique de nos dйsirs, de nos rкves, de ces conflits oщ nous nous engluons. Il rejoint les obsessions intemporelles de l'homme, celles de l'amour, du sexe, du lien archaпque а la mиre2 :



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1. P48 Prйface de la Bible d'Amiens
2. P93 Prйface de la Bible d'Amiens
"Il n'y a pas de meilleure maniиre d'arriver а prendre conscience de ce qu'on sent soi-mкme que d'essayer de recrйer en soi ce qu'a senti un maоtre. Dans cet effort profond, c'est notre pensйe que nous mettons avec la sienne, au jour".


La Recherche fonctionne comme un miroir. Les traces de PROUST/Narrateur sont assimilйes а nos propres traces. Il existe une appropriation jouissive du sens de son expйrience. Le signifiй de l'oeuvre d'art se rкve comme liй а nous-mкmes.

Un geste crйateur participe toujours de la crйation recrйation d'une oeuvre d'art. Cela induit en peinture une renaissance perpйtuelle dans les matiиres. La Recherche a atteint cette sorte d'йternitй en crйant une oeuvre universelle, oщ le lecteur ressaisit а son tour une part fugitive et dissimulйe de lui-mкme.



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